3.1.1. Un parallèle entre les Foundations de Samuelson et les Elements de Lotka

Aujourd’hui, on se souvient d’Alfred Lotka (1880‑1949) comme un des fondateurs de la démographie moderne et on retient également qu’il a formulé un des premiers modèles de l’écologie quantitative 125 .

Lotka a longtemps développé son œuvre hors du monde académique avant qu’un de ses articles ne soit remarqué en 1920 par Raymond Pearl, le célèbre biologiste des populations qui l’invita alors à l’Université Johns Hopkins. En 1925, Lotka achevait ses Elements of Physical Biology, une œuvre qui rassemblait quinze ans d’études éparses qui avaient en commun l’ambition de refonder la biologie sur des bases mathématico‑physiques 126 .

L’ouvrage majeur de Lotka s’apparente à une tentative de reproduire en biologie la révolution de la chimie, qui avait été refondée sur des principes physiques au tournant du siècle (Lotka avait étudié sous Ostwald, l’un des artisans de cette refondation). Dans une première partie, Lotka exposait l’ambition générale de son ouvrage, qui était de reformuler sous une forme quantitative les principes biologiques exprimés d’habitude sous forme verbale sans définition rigoureuse.

L’analyse quantitative privilégiée par Lotka était le formalisme des équations différentielles :

La valeur de cette approche, insistait Lotka, ne résidait pas dans une tentative de spécifier la fonction Fi, ce qui devait être laissé à un stade ultérieur, mais dans la résolution de l’équation ou du système d’équation, pour identifier des solutions aux significations qualitatives précises, valables en toute généralité. On reconnaît là l’ambition développée par Samuelson dans ses Foundations. Samuelson prenait lui aussi comme point de départ l’étude d’une relation fonctionnelle dans sa forme générale :

‘C’est justement parce que l’économie théorique ne se confine pas à des types de fonction étroitement spécifiques qu’elle est capable d’atteindre une grande généralité dans sa formulation initiale. On doit cependant ne pas oublier que le but d’une inférence fructueuse est l’explication d’un grand éventail de phénomènes d’après des hypothèses simples et restrictives. Cependant, cela doit être le résultat final de notre recherche, et il n’y a pas de raison de s’en encombrer au début du voyage. (Samuelson, 1947, p. 11) 127 .’

Lotka appelait l’étude de l’évolution du système la kinétique (réservant le terme « dynamique » à sa discussion de l’énergie), qui constituait le sujet de la deuxième partie de son ouvrage.

avec

N1 : nombre d’hôtes, b1 leur taux de reproduction, d1 leur taux de mortalité naturel (hors celui infligé par les parasites).

N2 : nombre de parasites, d2 leur taux de mortalité.

k, k’ : paramètres.

Sous certaines conditions, la résolution de ce système aboutit à une trajectoire périodique pour N1 et N2. Les parasites déciment la population d’hôtes disponibles, entraînant finalement une diminution de leur propre population (car les parasites trouvent plus difficilement leur subsistance). Cette diminution vient relâcher la pression sur les hôtes, qui peuvent reconstituer leur population ; provoquant à son tour un accroissement de la population de parasites, causant à nouveau un déclin de la population d’hôtes, etc. Ce résultat fut obtenu indépendamment par Volterra, qui publia un modèle similaire dans les colonnes de Nature (Volterra, 1926). On parle depuis du modèle de Lotka‑Volterra, qui devint un des premiers modèles de la biologie des populations moderne.

La troisième partie des Elements s’intéressait à la statique d’un système d’équations différentielles, définie comme un cas particulier du système général :

Lotka notait que si un système à deux variables était considéré, les trajectoires menant ou divergeant du point d’équilibre pouvaient être visualisées (voir Figure 5).

Figure 5. La représentation de différentes trajectoires et de points d’équilibre d’un système d’équations différentielles

Source : Lotka, 1956, p. 148.

Weintraub relève la proximité de cette analyse avec l’économie samuelsonienne :

‘L’aspect le plus intéressant de cette discussion [des types de trajectoires et d’équilibres] est l’analyse du cas n = 2 et la représentation des résultats du traitement des différentes conditions de valeurs propres (les deux racines sont réelles et positives, les deux sont des complexes conjugués et leur partie réelle est négative, etc.). Les six types et cinq sous‑types […] permettent de tracer les familières sources, puits, selles, spirales, et boucles fermées qui décrivent les trajectoires de systèmes dynamiques linéaires à deux dimensions. Ces analyses rappellent la discussion de ces idées dans le chapitre XI des Foundations (‘Some Fundamentals of Dynamic Theory’), ainsi que l’article célèbre de Samuelson sur le multiplicateur et l’accélérateur (Samuelson 1939), même si cette analyse était menée avec des équations aux différences, et non avec des équations différentielles. (Weintraub, 1991, p. 45) 128 .’

Les Elements consacraient ensuite une grande place à l’analyse de cycles biochimiques, avant de conclure par trois chapitres intitulés « Moving Equilibria, » « Displacement of Equilibrium, » et « The Parameters of State ». Le premier de ces chapitres discutait de la possibilité d’un changement dans un des paramètres de l’équation différentielle, changement si lent et graduel au regard des fluctuations de la variable principale qu’il ne romprait pas l’équilibre mais provoquerait son déplacement continu. Un commentateur (Schlicht 1997) a noté que cette discussion était reprise dans les Foundations sous un formalisme différent, Samuelson s’interrogeant sur le meilleur critère à adopter pour considérer qu’une variable est à l’équilibre (et justifie donc le recours à la statique comparative) ou non (Samuelson, 1947, pp. 320‑333).

Weintraub notait pour sa part que le « déplacement de l’équilibre, » discuté au chapitre suivant des Elements, introduisait le principe de Le Chatelier, rendu célèbre en économie par Samuelson dans ses Foundations (Weintraub, 1991, p. 46 ; Samuelson, 1947, pp. 36‑46) 129 . Le dernier chapitre de cette troisième partie des Elements esquissait une analyse de statique comparative, pour laquelle Lotka renvoyait essentiellement à sa précédente discussion du principe de Le Chatelier.

La dernière partie, que Lotka intitulait « Dynamics, » était d’une nature différente des deux parties précédentes. Contrairement à ce que le titre pourrait suggérer, il ne s’agissait pas de l’étude des trajectoires d’un système d’équations différentielles (ce qui avait été l’objet de la kinétique). Lotka faisait de la « dynamique » le synonyme de l’étude des transformations énergétiques subies par un système biologique – ou économique. Herbert Simon, dans son compte rendu de la seconde édition des Elements, notait que « [Lotka] rejette fermement, avec des arguments sophistiqués (voir par exemple p. 356), les analogies crues entre l’énergie physique et la valeur économique ». (Simon, 1956, p. 494). Cependant, dans le passage cité par Simon, Lotka se référait à un de ses articles (Lotka, 1921) qui défendait le principe inspiré de Spencer selon lequel « dans la concurrence que se livrent les organismes, l’avantage doit aller à ceux dont les moyens de capture de l’énergie sont les plus efficaces et permettent de canaliser l’énergie disponible dans ces voies qui sont favorables à la préservation de l’espèce », (Lotka, 1921, p. 195). Lotka s’appropriait également le principe spencérien selon lequel la douleur était une sensation ayant évolué pour signaler les actions blessant l’organisme, le plaisir étant lié à celles contribuant à son bien‑être. Un lien logique était ainsi tracé entre efficacité énergétique et maximisation de l’utilité, réduite à un principe hédoniste.

Samuelson ne suivait pas Lotka sur cette voie, notant dans son introduction au chapitre sur la théorie pure du consommateur qu’en économie, « on s’est éloigné des aspects introspectifs de l’utilité, et de sa conception hédoniste psychologique et physiologique. À l’origine, une grande importance était attachée à la capacité des biens à remplir des besoins biologiques essentiels ; mais dans presque tous les cas cette perspective a subi une modification extrême. […] Nombre d’auteurs ont cessé de croire en l’existence d’une quelconque magnitude introspective ou d’une quantité de type numérique, cardinale », (Samuelson, 1947, p. 91).

Ce passage à une conception ordinale de l’utilité favorisait le rejet d’une fonction normative de la théorie économique. On aperçoit le plus directement dans la discussion introduisant le chapitre 8 des Foundations sur l’économie du bien‑être, où Samuelson examine de façon critique la « doctrine » identifiant concurrence pure et situation optimale :

‘Il serait hors de propos de développer ici la relation de cette doctrine à celle des « droits naturels » ; ou à celle faisant de la concurrence une loi immuable avec laquelle l’homme ne peut interférer même s’il le souhaitait ; ou à celle de la sélection naturelle à rebours par laquelle les résultats de la concurrence étaient jugés les meilleurs au moyen d’une définition circulaire des « plus aptes » comme étant ceux qui survivent ; […] ; et autres arguments servant à justifier le statu quo. (Samuelson, 1947, p. 202n) 130 .’

Dans ce passage, Samuelson rejetait la possibilité, admise par Lotka, que des règles d’échanges économiques soient évaluées au regard du critère de la « survie de l’espèce, » avec la connotation de désirabilité qui pouvait en dériver 131 . Dans sa propre discussion de la dynamique, Samuelson prenait une distance supplémentaire avec la biologie. Il se référait à la distinction vulgaire faite entre statique et physique d’une part, et dynamique et biologie d’autre part, pour noter que :

‘Il est certainement vrai, notamment dans les écrits de Marshall, que les économistes ont fait usage d’analogies aussi bien biologiques que mécaniques, dans lesquelles l’évolution et la croissance organique étaient utilisées comme des antithèses à l’analyse par l’équilibre statique. En général, les résultats semblent avoir été décevants ; il n’y a qu’à voir le flou dans le traitement des coûts décroissants par Marshall. Et si l’on examine les sciences biologiques plus exactes, on ne trouve aucune arme, secrète ou autre, pour découvrir des vérités scientifiques. (Samuelson, 1947, pp. 311‑312) 132 .’

On peut donc maintenant caractériser plus précisément ce que Samuelson entend lorsqu’il reconnaît que « Foundations était […] imbibé d’analogues biologiques » 133  : ces « analogues » étaient l’importation en économie de l’appareil analytique de la théorie des champs développé par les physiciens mathématiciens de la fin du dix‑neuvième siècle (les « proto énergétistes » de Mirowski [1989]) et transposé à la biologie par Lotka, sans que Samuelson n’ait retenu les flirts ambigus de Lotka avec un énergétisme plus cru. L’économie de Samuelson et la biologie de Lotka étaient donc unies par des formalismes communs, ce que nous avons appelé des modèles analogiques (dérivés ici d’une métaphore mécaniste). Le partage de formalismes mécaniques n’exprime qu’insuffisamment la similitude qui est perceptible à lecture des ouvrages de Lotka et Samuelson, et le lien étroit entre économie et biologie qui en émerge. C’est en fait le projet de ces deux ouvrages vis‑à‑vis de leurs disciplines respectives qui était semblable.

Notes
125.

Né à Lemberg en Autriche (aujourd’hui Lvov en Ukraine) de parents américains, Lotka a passé son enfance en France. Il étudia ensuite la physique et la chimie à l’Université de Birmingham où il obtint en 1901 son bachelor degree sous l’autorité de John Poynting, lui‑même étudiant du physicien James Maxwell. Lotka a ensuite passé deux ans à l’Institut de Physique‑Chimie de Leipzig alors dirigé par Wilhelm Ostwald (prix Nobel de chimie en 1909), qui plaçait l’énergie comme concept central organisateur des sciences physiques et de la chimie. Il émigra aux États‑Unis en 1903. Lotka reste étonnamment peu étudié bien que l’appareil théorique qu’il a développé soit omniprésent dans la littérature contemporaine sous des appellations explicites : les équations de Lotka‑Volterra, le paramètre de Lotka, le principe de Lotka, la loi de Lotka, etc. On trouve une notice biographique détaillée chez J. Cohen (1987). On a également consulté Louis Dublin (1950), Frank Notestein (1950) et David Smith et Hélène Rossert (in Lotka, 1998), ces derniers fournissant un survol clair de l’ensemble de son œuvre. Israel (1988, 1993) intègre Lotka dans un récit qui privilégie le rôle joué par Volterra dans la mathématisation de la biologie. Kingsland a établi le texte de référence sur la contribution en écologie de Lotka (1992, chap. 5) et a pointé vers les liens de Lotka à l’économie (Kingsland, 1994, pp. 231‑246). Lotka figure également (et avant tout ?) au panthéon de la démographie aux côtés de Malthus, mais l’histoire de la démographie est une sous‑discipline très peu développée au point de n’avoir encore jamais produit de travaux sur Lotka.

126.

Lotka était avant tout anxieux de l’accueil de son ouvrage auprès des physiciens, et négligea d’envoyer des copies du livre aux revues d’écologie. Malgré ce manque de publicité certains écologistes virent le profit que la discipline naissante pouvait tirer l’approche nouvelle développée par Lotka. Ainsi, il fut invité par Charles Adams de l’Université de Chicago à rejoindre la nouvellement fondée Ecological Society of America (Kingsland, 1995, p. 47). Pour autant, peut‑être déçu du peu de crédit que reçut son œuvre majeure, Lotka choisit l’année suivante de quitter son poste à Johns Hopkins pour intégrer la Metropolitan Life Insurance Company. Il y resta jusqu’à sa mise en retraite en 1947, après s’être acquis une réputation exceptionnelle de démographe et avoir continué à développer une approche théorique de la biologie.

127.

« It is precisely because theoretical economics does not confine itself to specific narrow types of functions that it is able to achieve wide generality in its initial formulation. Still it is not to be forgotten that the aim of fruitful inference is the explanation of a wide range of phenomena in terms of simple, restrictive hypotheses. However, this must be the final result of our research, and there is no point in crippling oneself in setting out upon the journey ».

128.

« The most interesting feature of this discussion is the analysis of the case n=2 and the presentation of the results of treating the various eigenvalue conditions (both roots positive real, both complex conjugates and real parts negative, etc.). The six types and five subtypes […] allow one to draw familiar sources, sinks, saddles, spirals, and closed loops of the motions of two‑dimensional linear dynamic systems. These analysis recall Samuelson’s discussion of these ideas in Chapter XI of the Foundations (« Some Fundamentals of Dynamic Theory »), as well as Samuelson’s famous paper on the multiplier and the accelerator (Samuelson 1939), even though that analysis was conducted in terms of difference equations, not differential equations ».

129.

Voir Mirowski (1989, pp. 380‑382) pour une discussion critique de la transposition de ce principe, décrivant une propriété dynamique en chimie, à l’économie.

130.

« It would be out of place here to discuss the relationship of this doctrine to that of ‘natural rights;’ to that of competition as an immutable law with which man cannot interfere even if he should wish to; to the inverted doctrine of natural selection whereby the results of competition were judged to be best by means of a circular definition of the ‘fittest’ as hose who survive; […] ; and other arguments designed to preserve the status quo ».Pour une critique similaire de la relation entre adaptation biologique et dépenses énergétiques chez Lotka, voir Juan Martinez‑Allier (1987, p. 11).

131.

Samuelson prenait soin à plusieurs reprises de signaler que son analyse reposant sur l’hypothèse de maximisation et d’équilibre n’impliquait ni téléologisme, ni perspective normative (1947, pp. 5, 8, 330).

132.

« It is certainly true, notably in the writings of Marshall, that economists have made use of biological as well as of mechanical analogies, in which evolution and organic growth is used as the antithesis to statistic equilibrium analysis. In general the results seem have been disappointing; viz., the haziness involved in Marshall’s treatment of decreasing cost. And if one examines the more exact biological sciences, one looks in vain for any new weapon, secret or otherwise, to discover new scientific truths ».

133.

Samuelson à Joel Mokyr, 14 mars 2007. Je remercie Paul Samuelson de m’avoir fourni une copie de cette lettre.