En 1977, à l’occasion d’une conférence en l’honneur des 60 ans d’Alchian, Samuelson développa un modèle explorant la signification de la « maximisation » en biologie. Plus précisément, le modèle se proposait de « montrer que les concepts téléologiques tels que ‘l’égotisme,’ ‘l’altruisme réciproque,’ ‘l’adaptation,’ ou ‘la valeur sélective’ [fitness] sont des façons redondantes de décrire le fait positiviste qu’il advient qu’on trouve des ordres récurrents et viables dans la Nature, tandis que d’autres tendent à disparaître ». (Samuelson, 1978c, p. 174).
Pour ce faire, Samuelson développait un modèle démographique rendu complexe par l’intégration d’un taux de natalité représentant les naissances de parents appartenant à trois générations imbriquées, chacune à la fertilité différente (la génération la plus âgée ayant une fertilité nulle), mais dont le principe de base était simple : il s’agissait d’une variante du modèle de Lotka d’interactions entre proies et prédateurs 148 . L’expansion de deux populations partageant un même environnement dépend négativement, pour chacune d’entre elles, de la somme des individus de chaque population (Ibid., p. 176). L’intégration de trois générations dans le modèle permettait de tester l’impact de la taille de la classe d’individus âgés (et donc stériles) dans une population. Sans surprise, Samuelson arrivait à la conclusion que toutes choses égales par ailleurs, la population dont les individus âgés et stériles étaient les moins nombreux avait une croissance démographique plus forte (Ibid., p. 179). Cette conclusion permettait à Samuelson d’avancer l’inutilité du concept d’adaptation. Certes, « les plus âgés sont un poids au regard de l’évolution, et donc l’artériosclérose et les cancers du vieil âge ont une valeur adaptative dans le schéma de la Nature », (Ibid.). Mais :
‘Dire qu’un « individu » veut se suicider [pour aider des individus apparentés à survivre] est opérer un renversement du sens de l’égotisme (comme de convertir « l’amour maternel » en « l’intérêt personnel très spécial d’une mère, » ou concevoir le « masochisme » comme une variable muette pour éviter qu’une nomenclature incluant […] la recherche égotiste du plaisir ne perde la face). Dire « Un individu veut, très égoïstement, mourir tôt parce que (il se rend compte ?) que c’est la seule façon dont son espèce a pu ne pas disparaître il y a bien longtemps » est, à mon avis, une défense comique d’un rigoureux égotisme égoïste. Le théoricien de l’individualisme se suicide lui‑même, ou pratique peut‑être l’auto avortement, s’il doit avec de telles culbutes émasculer l’unique contenu de sa thèse.’ ‘Quels que soient les mérites des économistes‑impérialistes dans leur tentative d’envahir la sociobiologie (aujourd’hui, mais la biologie demain, et la mécanique quantique vendredi prochain), les recherches présentes ne confortent pas bien leurs aspirations et leurs prétentions. Décrire un altruisme comme ‘égotisme simulant l’altruisme’ révèle quelque chose sur celui qui décrit, et ce quelque chose n’a pas d’intérêt substantif. (Ibid., pp. 180‑181) 149 .’C’était ici une attaque en règle contre la conception de Trivers selon laquelle l’altruisme chez les animaux et les humains était motivé par l’intérêt personnel, ou la conception de Becker selon laquelle l’enfant gâté se comportait en altruiste dans la famille pour augmenter les transferts du chef de famille en sa direction. Mais cette attaque ratait sa cible parce que l’attachement de Samuelson à des modèles démographiques inspirés de Lotka signifiaient que l’évolution résultait – et se réduisait à – des effets de densité de population (density dependent effects), alors que les modèles de Hamilton, Trivers et Becker interrogeaient uniquement les coûts et bénéfices affectant la valeur sélective de l’individu, sans s’intéresser à l’évolution de la population dans son ensemble.
Ce décalage est visible dans l’exposé même de Samuelson. Son modèle discute la valeur sélective de la population âgée en fonction de paramètres affectant la population (fertilité nulle ou positive, longévité dépendant de l’occurrence de maladies), alors que son commentaire diverge ensuite vers une discussion critique de la valeur sélective de différents comportements individuels (la décision individuelle du suicide – l’exemple des maladies liées à la sénescence ayant disparu), un aspect pourtant absent de son modèle et qui ne pouvait y être intégré.
La critique de Samuelson apparaît donc comme une opposition de principe à l’altruisme réciproque, plutôt qu’une réfutation. C’est l’intérêt marqué de Samuelson pour la théorie populationnelle de Lotka et Fisher, à laquelle il consacrait alors une grande partie de ses travaux publiés dans les PNAS, qui le conduisait à négliger les formes de discours plus récentes sur l’altruisme. Sa vision de la relation entre économie et biologie était simplement différente, car formée dans les années 30 au contact de la biologie des populations. Les deux disciplines partageaient le formalisme des systèmes d’équations différentielles et l’arsenal analytique attaché, et le contact entre les disciplines se réduisait – était – cet échange.
On ne doit pas en conclure que son attachement à la discipline plus ancienne de la biologie des populations rendait la perspective analytique de Samuelson obsolète. Avec les développements en théorie des jeux, cette discipline connaissait justement un renouveau depuis les années 70. Le concept de stratégie évolutionnaire stable (SES) de John Maynard Smith et George Price introduit en 1973 avait eu pour premier objet la modélisation de l’évolution de populations d’individus coexistant dans le même environnement, et faisant de la survie des individus une fonction d’une structure de gains et d’effets de densité de population.
La théorie des jeux évolutionnaires invitait donc à des interprétations « neutres » des stratégies en concurrence, comme Samuelson le réclamait. Mais comme l’analogie même avec le « jeu » pouvait le laisser supposer, les interprétations anthropomorphiques étaient tout aussi présentes dans cette version de la biologie des populations. La notion même de stratégie allait à l’encontre du caractère non intentionnel que Samuelson voulait reconnaître à l’évolution démographique. La réduction d’une stratégie à un trait comportemental était même plus crue que dans les modèles de coûts-bénéfices (aux côtés des stratégies « altruiste » et « égoïste, » on pouvait trouver la stratégie « bourgeoise » 150 ). Cet aspect n’a pas dû inciter Samuelson à traduire ses modèles de biologie de population dans l’idiome plus récent de la théorie des jeux évolutionnaires, et il resta à l’écart de ces nouveaux développements.
Quelques années plus tard, Samuelson essaya de concilier sa dynamique des populations à la Fisher avec les modèles d’altruisme qui étaient devenus populaires avec la sociobiologie. Son article était une réponse à l’échange qui avait opposé Tullock et Frech sur la question de la viabilité de l’altruisme (cf. supra, p. 77).
« [D]es modèles concrets de démographie ont été pris de la théorie standard de Lotka », (Ibid.).
« To say that an ‘individual’ wants to commit suicide… is to turn egotism upside down (as in converting ‘Mother love’ into ‘Mother’s peculiar self interest,’ or fabricating ‘masochism’ as a dummy variable to save the face of a nomenclature involving egotistic pleasure seeking). To say ‘An individual really selfishly wants to die early because (he realizes?) that is the only way his species did not long ago cease to exist’ is, I think, a comical defense of selfish, canny egotism. The theorist of individualism himself commits suicide, or perhaps self‑abortion, if he must emasculate the only content of his formulation by such headstands. Whatever the merits of imperialist‑economists in their bid to take over sociobiology (today, but tomorrow biology and next Friday quantum mechanics), the present explorations have not given much comfort to their aspirations and claims. To describe some altruism as ‘egotism simulating altruism’ reveals something about the describer that lacks substantive interest ».
Sur la stratégie « bourgeoise », voir Maynard Smith (1982). Selfish Gene de Dawkins est un bon exemple de la façon dont la théorie des jeux évolutionnaires, malgré les dénégations de l’auteur, pouvait se prêter à des interprétations anthropomorphiques. Voir également la discussion de l’histoire de la théorie évolutionnaire de Paul Erickson (2005), et Ulrich Witt (2001, pp. 53‑67) sur l’effet de densité en théorie des jeux.