3.2.2. Les métaphores qui ne communiquent pas

Samuelson considérait un modèle de génétique des populations, c'est‑à‑dire que la population dont il analysait l’évolution était un pool de gènes (plutôt que d’individus) dont la reproduction à la génération suivante correspondait aux règles d’appariement mendélien (Samuelson, 1983, p. 4). Comme dans son précédent article de 1978, la méthode de Samuelson consistait à établir un système d’équations aux différences simultanées, pour pouvoir étudier le comportement du système aux limites en fonction d’une variation de ses paramètres. La nouveauté était ici que Samuelson arrivait à transformer son modèle de façon à faire disparaître les effets de densité de population (Ibid., p. 5), pour ne retenir que l’effet qu’il se proposait d’analyser : l’« altruisme » d’un gène, identifié par la réduction du taux de mortalité des individus bénéficiaires de l’altruisme.

Samuelson reformulait son modèle plusieurs fois pour prendre en compte des situations à la complexité croissante. Dans le cas d’une espèce diploïde (deux jeux de chromosomes), des allèles altruistes et égoïstes peuvent être associées au même locus, ce qui suggère la possibilité d’un équilibre mixte ; il existait également la possibilité qu’un gène altruiste ne puisse discriminer et ne cibler (aider) que les copies altruistes, ce qui autorise des comportements de passager clandestin et le maintien de copies non altruistes – le cas effectivement avancé par Tullock (1978a, 1978b). En développant le modèle dans chacun de ces cas, Samuelson se posait donc en arbitre du débat entre Tullock et Frech sur les conditions de l’émergence de l’altruisme génétique (Samuelson, 1983, p. 13).

Pourtant, le décalage n’en reste pas moins frappant entre l’approche de Samuelson et celle du reste des économistes intéressés par l’analyse biologique et économique de l’altruisme. Son exposé n’employait à aucun moment l’image des coûts et bénéfices associés aux discussions sur l’altruisme depuis Hamilton. Il n’était question ni de calcul, ni de stratégie, ni de maximisation. C’était enfin toute l’analogie de l’utilité‑adaptabilité qui était ignorée. Sa vision de l’altruisme restait démographique, en réduisant les conséquences remarquables du problème aux seules variations du taux de mortalité de l’altruiste et de celui du bénéficiaire. C’était reconnaître implicitement, avec Tullock, que si l’altruisme était un concept technique discuté en biologie, des économistes ou des démographes pouvaient contribuer à son analyse sur ce terrain, mais sans que cela ne signifie en retour que la notion d’altruisme en biologie caractérise correctement la dimension éthique que ce terme implique dans les sociétés humaines :

‘Nous commençons aujourd’hui à associer, au moyen de la biochimie et de la biologie moléculaire, des maladies particulières à des singularités particulières des données de l’ADN. Mais comment le courage observé chez les descendants est lié aux gènes du courage hérités de leurs ancêtres est jusqu’ici une question qui reste complètement non opérationnelle. Le même doit être dit de « l’altruisme, » « l’intelligence, » « la sexualité, » et la plupart des attributs discutés dans les chapitres finals de Wilson. (Samuelson, 1985, pp. 167‑168), nous soulignons 151 .’

La référence à l’opérationnalité des questions sociobiologiques est significative : elle montre que pour Samuelson, ce qui ne se conformait pas à sa définition de l’« opérationnalité » depuis ses Foundations jusqu’à ses contributions en biologie de l’altruisme les plus récentes, n’était pas une forme légitime de discours scientifique en biologie. Cette vision était très isolée à cette époque (et davantage encore aujourd’hui), car simplement, l’analogie de l’altruisme comme manifestation de la rationalité d’un agent maximisateur d’utilité était devenue la norme en économie (Fontaine, 2007b), reléguant l’approche particulière de Samuelson aux « frontières de l’économie démographique, » précisément le titre de la session de la réunion de l’American Economic Association de 1984 à laquelle Samuelson participait.

Notes
151.

« We are beginning to identify today, by means of biochemistry and molecular biology, particular diseases with particular singularities in DNA data. But just how the courage observed in offspring is related to the genes for courage inherited from their ancestors is as yet a completely nonoperational question. The same has to be said of ‘altruism,’ ‘intelligence,’ ‘sexuality,’ and most of the attributes discussed in the final chapters of Wilson ».