Partie 2 : La force d’un lien faible : l’analogie de la sélection naturelle et sa fonction heuristique en économie

Introduction

Nous distinguons un second type de relations entre l’économie et la biologie dans l’après‑guerre. Il s’est développé au cours de débats sur la théorie de la firme, lorsque Alchian proposa le concept de sélection « naturelle économique » en 1950. Cette expression oxymorique allait susciter à la fois la réprobation de Penrose en 1952 et une voie de recherche fructueuse avec la longue série de travaux de Nelson et Winter culminant dans leur ouvrage An Evolutionary Theory of Economic Change en 1982. Contrairement à la présentation habituelle qui fait de l’économie évolutionnaire un haut lieu des relations entre économie et biologie, nous qualifierons les relations entre économie et biologie tracées par ce courant en économie de lien faible, au sens où une étude historique révèle que ce courant évolutionnaire en économie ne s’est pas développé par le truchement de relations interdisciplinaires étroites avec la biologie.

Contrairement aux économistes examinés dans notre première partie, les économistes évolutionnaires ne publièrent pas dans des revues de biologie, ne fondèrent pas de revues ou de sociétés scientifiques à vocation interdisciplinaire. Dans les trois cas que nous étudierons, si celui de Penrose est le plus évident à cet égard, nous montrerons qu’Alchian, Nelson et Winter ont également eu des commentaires très réservés sur les bénéfices d’un rapprochement de l’économie à la biologie.

Nous qualifions ensuite ces relations de fortes, pour signaler que grâce à cette prise de distance vis‑à‑vis du référent biologique, les aspects irréductiblement sociaux du changement économique ont été mieux saisis. Ce résultat apparemment simple est en fait très intéressant, quand on le mesure aux tentatives plus communes de définition du changement économique en sciences sociales par des lois générales qui gommaient les spécificités de chacune des disciplines (voir nos trois premiers chapitres).

Cette vision sera articulée en trois points. L’article d’Alchian, qui est salué pour avoir réintroduit une « métaphore biologique en économie » (Hodgson, 1993, p. 27), est ici réinterprété comme une réponse de statisticien à un problème statistique. Le rôle joué par l’analogie biologique s’en trouve considérablement relativisé, et on souligne la possibilité que la biologie ne soit pas le référent ultime dans le développement d’un évolutionnisme économique. En effet, on montre que la mécanique statistique était pour Alchian une source d’inspiration au moins aussi importante que la biologie pour aboutir à la réconciliation entre indétermination des comportements microéconomiques, et régularités d’ordre macroéconomique. La condamnation des analogies biologiques par Penrose, qui sera étudiée dans le chapitre suivant, fournit des indications supplémentaires sur les raisons qui ont conduit des économistes à maintenir une distance critique avec la biologie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. L’émergence du concept de darwinisme social contribua sans doute au rejet de toute forme de relation entre biologie et sciences sociales.

La distance que Penrose prenait par rapport à la sélection naturelle économique ouvrait paradoxalement une voie intéressante : la possibilité d’identifier des processus d’évolution en sciences sociales qui ne soient pas une transposition arbitraire de lois déterministes identifiées en biologie. La théorie de la croissance de la firme de Penrose, dont nous rejetons la caractérisation d’évolutionnaire et explicitons sa nature évolutionniste, est un pas important dans cette direction. Penrose avait formulé sa théorie sous une forme discursive, et l’application empirique de sa théorie se présentait comme une étude de cas, ce qui pouvait faire douter de la capacité d’une théorie de l’évolution sociale à être formalisée, lorsqu’elle n’est plus soutenue par des lois « naturelles ».

Le dernier chapitre, qui étudie l’évolutionnisme économique de Nelson et Winter, montre que le développement d’une théorie formalisée restait possible, même lorsque le discours économique s’affranchit de la tutelle biologique et de ses lois. L’histoire des parcours intellectuels de Winter et Nelson, puis de leur collaboration, révèle que ces économistes ne cherchaient pas à bâtir des ponts théoriques entre économie et biologie. Leurs emprunts à la théorie de la sélection naturelle étaient encadrés par le souci de la pertinence empirique de la représentation des phénomènes économiques auxquelles ils s’intéressaient : les principes biologiques pouvaient être amendés, d’autres abandonnés, s’ils ne trouvaient pas de contrepartie analogique évidente en économie. La mise en modèle de leurs hypothèses et le succès de leurs tests empiriques montrent que les analogies biologiques utilisées à de telles fins heuristiques mènent à des résultats fructueux en économie.