4.1.1. Les lectures canoniques de « Uncertainty, evolution and economic theory »

La fin d’une controverse méthodologique

En mai 1939, des économistes d’Oxford publiaient « Price theory and business behaviour », un article qui s’intéressait à la façon dont les entrepreneurs établissent concrètement les prix de leurs produits. Selon les auteurs, Robert Hall et Charles Hitch, leur enquête menée auprès de 38 entrepreneurs montrait que ceux‑ci ne fixent pas leurs prix en tenant compte du coût marginal et du revenu marginal, mais en termes de « coûts complets » subis par l’entreprise (full cost pricing). La théorie marginaliste de la firme, en pleine consolidation à l’époque, serait alors sans pertinence pour décrire le comportement des entreprises 153 .

Cette attaque entraîna plusieurs réactions en défense de l’analyse marginale parmi lesquelles figure la critique de la méthodologie de l’enquête sociologique auprès des entrepreneurs. Selon Machlup (1946) les entrepreneurs accomplissant une action complexe de maximisation agissent de façon routinière, c’est‑à‑dire sans avoir conscience des calculs complexes à l’œuvre tout au long de leur action. Des enquêtes sollicitant l’avis des intéressés peuvent donc collecter des réponses déniant apparemment les comportements rationnels que les économistes prêtent aux entrepreneurs, sans que cela ne signifie quoi que ce soit.

Alchian débute son article en niant la possibilité même de maximisation, explicite ou non, par l’entrepreneur. En effet, l’incertitude fondamentale de l’avenir empêche de concevoir ex ante un résultat plus désirable qu’un autre. Ce n’est que la réalisation des événements qui permettra de déterminer ex post laquelle des possibilités aboutissait de fait à un profit maximum. En d’autres termes, les entrepreneurs ne peuvent maximiser leurs profits puisqu’ils ne peuvent connaître en toute certitude les différents résultats possibles qui découlent de leurs choix.

Il est donc tout à fait inutile de s’interroger sur la propension des entrepreneurs à adopter un comportement « maximisateur », puisque des profits maxima peuvent échoir à des entrepreneurs simplement chanceux. Ainsi, les motivations psychologiques qui président aux choix des entrepreneurs ne sont pas pertinentes pour déterminer la marche du système économique. On retrouve ici une déclinaison de l’argument de Machlup : « Les profits réalisés, et non les profits maxima, sont le signe du succès et de la viabilité. Il n’est pas important de savoir par quel processus de raisonnement, ou quel motif, ont mené au succès. Le fait de son accomplissement est suffisant ». (Alchian, 1950, p. 213).

L’analyse marginale devient‑elle alors stérile ? Si elle est sans pertinence pour décrire le comportement de chaque firme prise individuellement, elle n’en reste pas moins capable d’établir des relations générales entre variables, et prédire l’effet probable d’une action sur une variable du système pris dans son ensemble (l’environnement) :

‘Même si les conditions environnementales ne peuvent pas faire l’objet de prévision, l’économiste peut comparer, pour chacune des situations alternatives potentielles, les types de comportement qui auraient une plus grande probabilité de viabilité […] Si la tâche est l’explication des résultats passés plutôt que la prévision, l’économiste peut diagnostiquer les attributs particuliers qui furent critiques pour faciliter la survie, même si les participants individuels n’en étaient pas conscients.’ ‘En résumé, j’ai affirmé que l’économiste, utilisant les outils analytiques actuels développés dans l’analyse de la firme en condition d’incertitude, peut prévoir les types d’interrelations économiques les plus viables ou adoptables, qui seront induits par le changement environnemental même si les individus eux‑mêmes ne sont pas capables de les identifier. C'est‑à‑dire que, bien que les participants individuels ne connaissent pas leur situations de revenu et de coûts, l’économiste peut prédire les conséquences de taux de salaire plus élevés, des taxes, des politiques gouvernementales, etc. (Ibid., pp. 216, 220) 154 .’

Dans le contexte de la controverse sur l’analyse marginale, l’article d’Alchian occupe donc une place centrale. Dans la foulée de Machlup, il établit très nettement la césure entre comportements observés et outils de l’économiste, les premiers ne pouvant être mobilisés en vue d’une critique des seconds. Dans les années qui précèdent l’essai marquant de Milton Friedman, ce sont également les fondements de l’irréalisme méthodologique qui sont posés. La controverse sur le marginalisme s’est calmée peu à peu dans les années 50 ; c’est un second aspect de l’article d’Alchian qui explique son impact jusqu’à aujourd’hui.

Notes
153.

Cette critique de l’analyse marginale a été étendue par Richard Lester (1946) qui s’appuyait sur une étude par questionnaires auprès 58 entreprises. La controverse sur l’analyse marginale et le full cost pricing est revue en détail d’un point de vue méthodologique avec des indications historiques par Frederic Lee (1984), qui interrompt sa narration juste avant Alchian (1950). Philippe Mongin (1986, 1992, 2000) voit dans cette controverse les étapes menant à la formation de l’irréalisme méthodologique friedmanien, effectivement énoncé en opposition explicite aux critiques de l’analyse marginale (Friedman, 1953). Pourtant, Lee (1984) comme Mongin (1992) ne mentionnent pas Alchian (1950). Mongin (1986, p. 110) réduit l’article d’Alchian à une variante de la position de Fritz Machlup. L’analogie biologique dans l’article Alchian, sa critique par Edith Penrose (1952) et le commentaire d’Alchian (1953) sont étudiées par Winter, (1964) ; Hirshleifer, (1977) ; Ehud Zuscovitch, (1990) ; Thierry Kirat, (1991) ; I. Bernard Cohen, (1993a, 1993b) ; Hodgson, (1993, pp. 198‑199 ; 1994b ; 1999, ch.5 ; 2005) ; Rosenberg, (1994) ; Vromen, (1995) ; Salvatore Rizzelo, (1997) ; Lagueux, (1994, 1998), et Solal (1999).

154.

« Even if environmental conditions cannot be forecast, the economist can compare for given alternative potential situations the types of behavior that would have higher probability of viability… If explanation of past results rather than prediction is the task, the economist can diagnose the particular attributes which were critical in facilitating survival, even though individual participants were not aware of them.
In summary, I have asserted that the economist, using the present analytical tools developed in the analysis of the firm under uncertainty, can predict the more adoptable or viable types of economic interrelationships that will be induced by environmental change even if individuals themselves are unable to ascertain them. That is, although individual participants may not know their cost and revenue situations, the economist can predict the consequences of higher wage rates, taxes, government policy, etc ».