Le renouveau de l’analogie biologique en économie

Alchian a présenté son argument (notion de profit maximum constaté ex post à substituer à la maximisation du profit ex ante) en référence explicite à la théorie de la sélection naturelle darwinienne. Bien qu’il ait par la suite cherché à en minimiser la portée, l’introduction du concept de « sélection naturelle économique » dans son article sonna le renouveau des analogies biologiques en premier lieu dans la théorie de la firme, puis dans d’autres sous domaines de la discipline.

Selon Alchian, la performance relative des firmes mesurée par les niveaux de profits obtenus ex post est comparable à la survie relative des organismes déterminée par leur degré d’adaptation à leur environnement, comme l’affirme la théorie de la sélection naturelle : « L’approche suggérée reprend les principes de l’évolution biologique et de la sélection naturelle en interprétant le système économique comme un mécanisme d’adoption qui choisit parmi les actions d’exploration engendrées par la poursuite adaptative du ‘succès’ ou des ‘profits’ » (Ibid., p. 211). Pour préciser la logique de son argument, Alchian envisage le cas extrême d’entrepreneurs qui agiraient de façon aléatoire, avant de se tourner vers le cas plus réaliste d’entrepreneurs dotés d’une motivation.

Dans un premier temps, les entreprises peuvent être conçues comme analogues à des organismes sans volonté propre, dont les attributs (physiques et comportementaux) sont distribués aléatoirement, et évoluant dans un environnement naturel donné. Il se trouve que les organismes qui, par simple chance, disposeront des caractéristiques les plus appropriées aux conditions de l’environnement se développeront mieux, les autres dépérissant relativement à eux.

En se tournant maintenant vers le cas plus réaliste d’entrepreneurs dotés d’une motivation (celle de la recherche de profit), Alchian nie la possibilité de comportements correspondant à des conditions d’équilibre optimal, puisque selon lui cet équilibre n’est connu qu’a posteriori. Les entrepreneurs se contentent d’avoir des comportements adaptatifs d’imitation : les firmes tentent de copier les façons de faire de leur concurrentes les plus performantes. Parfois, lorsque l’imitation est imparfaite, un nouveau procédé peut alors apparaître (une « innovation ») et s’avérer plus performant que l’original.

Nicolai Foss (1991, 1994) explique que cette négation d’une firme « en équilibre » qui avait été élaborée par Arthur C. Pigou, Joan Robinson et Edward Chamberlin, est un retour à la conception marshallienne de la firme représentative (voir aussi Scott Moss, 1984). Alchian y fait d’ailleurs explicitement allusion :

‘Il y a une méthode alternative [aux modèles en équivalent certain] qui traite les décisions et les critères dictés par le système économique comme plus important que ceux faits par les individus contenus dans le système. En prenant du recul par rapport aux arbres – le calcul d’optimisation par les individus – on peut mieux discerner la forêt des forces de marché impersonnelles. [Suite en note de bas de page :] En effet, nous allons revenir à un type marshallien d’analyse, combiné aux éléments essentiels de la théorie darwinienne de la sélection naturelle ». (Alchian, 1950, p. 213) 155 .’

Nous noterons ici que l’inscription d’Alchian dans la tradition marshallienne fournissait un cadre naturel et attendu à un exposé sous forme d’analogie biologique : « Les contreparties économiques de l’hérédité génétique, des mutations, et de la sélection naturelle sont l’imitation, l’innovation et les profits positifs », (Ibid., p. 220).

L’article d’Alchian établit donc un « index » de relations analogiques qui caractérisent la firme et son fonctionnement interne, sans que cette concession à l’empirisme ne remette en cause la théorie marginale et sa valeur prédictive. Autrement dit, l’invocation de la sélection par l’environnement permet de concilier, d’une part, des aspects behavioristes de la firme habituellement négligés par la théorie marginaliste (comportements imitatifs, émergence des innovations, caractérisation d’une rationalité imparfaite) ; et, d’autre part, l’appareil analytique des économistes qui suppose des entrepreneurs idéalement maximisateurs. La sélection naturelle économique explique qu’une population de firmes sera conduite après plusieurs générations à voir disparaître les entreprises les moins performantes, tandis que subsisteront celles qui réalisent un profit positif.

Nous allons maintenant replacer l’article d’Alchian dans le contexte intellectuel de l’époque, en espérant ainsi mettre au jour des significations qui étaient présentes en 1950 et qui ne seraient pas parvenues jusqu’à nous. Alchian plaçait‑il lui‑même ses travaux dans le cadre simple d’une contribution au débat sur l’analyse marginale ? Dans quelle mesure ses travaux contemporains ont‑ils formé sa pensée sur le sujet ? Enfin et essentiellement, quelle était la place de la biologie dans son cadre de réflexion ? Alchian cherchait‑il vraiment à renouer la relation entre économie et biologie, en sommeil depuis Marshall ?

Notes
155.

« There is an alternative method [to models assuming certainty] which treats the decisions and criteria dictated by the economic system as more important than those made by the individuals in it. By backing away from the trees – the optimization calculus by individuals – we can better discern the forest of impersonal market forces… In effect, we shall be reverting to a Marshallian type of analysis combined with the essentials of Darwinian evolutionary natural selection ».