4.1.2. La place des statistiques dans les origines de l’article

Alchian découvre les statistiques via la biologie de R. A. Fisher

En 1936, à l’Université de Stanford où il accomplissait des études d’économie, Alchian fut initié aux techniques statistiques par son professeur Allen Wallis 156 . Alchian se souvient qu’ils n’étaient que trois étudiants à fréquenter ce cours : « [Wallis était un des] grands héros dans ma vie […] Il nous a donné les nouvelles statistiques, modernes. Cela nous a vraiment ouvert les yeux […] Il nous a donné les méthodes biologiques de R. A. Fisher, extrêmement difficiles à comprendre […] » (Alchian, 2000) 157 . Plus de soixante ans après, il garde le souvenir vif d’un problème particulier :

‘Et la fameuse dame goûtant le thé. […] Cette dame prétendait qu’elle pouvait dire, quand vous lui serviez une tasse de thé, si vous aviez mis la crème en premier, ou si vous aviez versé le sucre en premier. Et votre problème était de tester sa capacité à faire cette distinction. Quelle expérience mettriez‑vous en place, et comment ? C’était le premier problème de Wallis, et c’était un bon problème. Concevoir une expérience, tester une nouvelle hypothèse, tout ça… c’étaient les nouvelles statistiques. (Alchian, 2000) 158 .’

Les « nouvelles statistiques » de Ronald Fisher avaient été introduites aux États‑Unis par Harold Hotelling, qui avait passé le second semestre de 1929 avec Fisher au laboratoire de Rothamsted en Angleterre, et gardé un contact étroit avec lui par la suite. Wallis avait été étudiant d’Hotelling à Columbia en 1935‑1936 et comme le souvenir d’Alchian l’atteste, Wallis avait bien absorbé l’approche fishérienne des statistiques (Oklin, 1991 ; Smith, 1978). Le fait qu’Alchian mentionne les « méthodes biologiques » révèle le contexte de développement des statistiques à l’époque. Alors qu’aux États‑Unis, les professionnels et universitaires s’intéressant aux statistiques étaient motivés avant tout par l’investigation de questions sociales, comme le montre la composition des adhérents à l’American Statistical Association (Rice et Green, 1929 ; Funkhouser, 1941), en Angleterre les statistiques avaient une connexion étroite avec l’exploration de questions biologiques. Biometrika restait le premier journal de la discipline, et Fisher, un des plus grands statisticiens de son temps, était également un des pères fondateurs de la synthèse néo‑darwinienne. Son Genetical Theory of Natural Selection (1930) présentait une réinterprétation statistique de l’évolution en cohérence avec les principes de la génétique mendélienne. Enfin, Fisher avait un intérêt soutenu pour les problèmes statistiques liés aux questions d’hérédité, en rapport avec ses vues eugénistes.

Inévitablement, l’importation des statistiques de Fisher en sciences sociales portait la trace du contexte biologique dans lequel nombre de problèmes statistiques avaient leur origine. Le Statistical Methods for Research Workers (1925) de Fisher, qui fit l’objet de 14 éditions en langue anglaise, et qui était destiné originellement à être une introduction pour les biologistes, trouva un public dans une plus large communauté scientifique (Salsburg, 2002, p. 38). La préface de l’éditeur indiquait qu’en effet, « des progrès remarquables sont maintenant observés dans les domaines de la physiologie générale, de la biologie expérimentale, et parmi les applications de principes biologiques à des problèmes économiques ». (Fisher, 1932, p. v). Cela signifie que des économistes tels qu’Alchian, qui étaient la première génération à apprendre les statistiques de Fisher, lurent probablement son Statistical Methods for Research Workers, dans lequel la loi de Poisson était illustrée par une application à des « organismes motiles, » ou la distribution binomiale était étudiée au moyen d’une discussion de données sur les taux de masculinité (sex ratio) 159 .

Cela montre amplement qu’en apprenant les statistiques, Alchian était inévitablement confronté à la biologie. À travers les lentilles fishériennes, la vision qu’Alchian eut du darwinisme n’était pas celle d’une théorie expliquant les complexités de l’économie de la nature, avec la description détaillée de l’environnement physique et des interactions entre espèces, le tout formant un écosystème intégré. Plutôt, le darwinisme de Fisher traitait de populations d’individus caractérisées par des paramètres démographiques définis statistiquement (les paramètres majeurs étant les taux de natalité et de mortalité, le « paramètre malthusien »), déterminant leur développement en expansion ou vers l’extinction. Ce darwinisme illustrait comment l’approche statistique pouvait éclairer l’agencement complexe, apparemment ordonné et stable, créé par les espèces en constante évolution, tout en reconnaissant pleinement la nature stochastique et indéterminée des processus génétiques.

On peut déjà entrevoir que cet exercice est semblable à celui accompli par Alchian dans son article sur la sélection naturelle économique, dans lequel Alchian prétendait expliquer l’existence d’une industrie uniformément constituée de firmes maximisatrices, tout en reconnaissant l’existence de comportements erratiques au niveau de la firme individuelle – et ce, au moyen d’un argument statistique.

De son propre aveu, Alchian n’avait pas développé un grand intérêt pour le sujet de sa thèse en économie, et il trouva bien plus stimulants les travaux en statistique qu’il accomplit lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata. Il fut engagé dans l’Armée de l’Air à Fort Worth. Là, il appliqua directement ce qu’il avait appris de Wallis, en créant des tests et des procédures pour la sélection et le placement des recrues dans les équipages d’avion. Libéré de ses obligations militaires avec le grade de capitaine, il trouva un poste en tant que professeur associé à UCLA, à quelques kilomètres de Santa Monica, où la RAND était fondée la même année 160 .

La période de formation d’Alchian nous apprend donc l’origine de l’analogie évolutionnaire qu’il déploiera dans son article de 1950 : le darwinisme était une théorie qui lui était familière, en tant que lieu d’incubation des théories statistiques les plus récentes. Cependant, nous avons bien vu que c’est le pouvoir analytique des statistiques qu’Alchian retenait de Fisher, la théorie évolutionnaire restant un « terrain », une « application, » pouvant être détachée des théorèmes statistiques sous‑jacents. Nous allons maintenant examiner de quelle façon la carrière d’Alchian à la RAND renforça son intérêt pour l’analyse statistique, le contexte initial dans lequel Alchian avait appris les statistiques – celui de la biologie évolutionnaire – étant remplacé par le contexte militaire.

Notes
156.

Né le 12 avril 1914 à Fresno, Californie, Alchian est issu d’un milieu modeste. Ses parents faisaient partie d’une communauté arménienne fuyant les persécutions ottomanes, établie sur la côte pacifique au tournant du siècle. Le prénom d’Alchian est donc un rappel de son identité arménienne. Bien qu’admis en 1932 à l’Université de Stanford avec une bourse de 200 dollars, faute de moyens supplémentaires, Alchian dut accomplir ses premières années d’études à Fresno College, établissement local, avant d’intégrer la prestigieuse université en 1934.

157.

W. Allen Wallis (1912‑1998) : après des études en psychologie à l’Université du Minnesota, il continua ses études au département d’économie de Chicago (1932‑1935) où il établit une amitié solide avec Friedman et George Stigler, puis à Columbia où il suivit avec Friedman l’enseignement de Harold Hotelling en statistique. Il a ensuite été économiste pour le National Resources Committee à Columbia puis professeur d’économie à Stanford après un bref passage à Yale. Il dirigea le Statistical Research Group de Columbia de 1942 à 1946 avant d’intégrer l’Université de Chicago dont il devint doyen de la Business School en 1956.

158.

« And the famous lady tasting tea… The lady claimed she could tell when you gave her a cup of tea, whether you put the cream in first, or whether you put the sugar in first. And your problem was to test her ability to do that. How would you design the experiment? That was [Wallis’s] first [problem], and it was a good problem. Design an experiment, test a new hypothesis and all that… that was the new statistics. »,(Ibid.). Ce problème avait une origine bien réelle, lors d’une tea party qui s’était tenue quelques années auparavant à Cambridge, en Angleterre, où une invitée avait effectivement prétendu pouvoir déceler cette différence. Parmi les invités, c’est R. A. Fisher qui proposa de mettre en place une expérience pour tester cette prétention (Salsburg, 2002). Je remercie Alice E. Obrecht pour son assistance dans la transcription des citations de l’entretien audio de Alchian (2000).

159.

C’était effectivement le cas d’Alchian, qui fournit davantage d’indication sur sa familiarité avec les concepts biologiques dans un essai publié récemment. Le lapsus qu’il fait en mentionnant le titre de l’ouvrage de Fisher est révélateur : « J’ai eu la chance d’avoir un père qui m’a fourré le nez dans l’Origine de Darwin dès le lycée. Ensuite, à l’université, j’ai eu un cours de biologie qui ne parlait que de Darwin et de l’évolution. Enfin, au niveau maîtrise, j’ai eu la chance de travailler avec le Professeur Wallis, qui m’a fait connaître le Statistical Methods for Biological Research [sic] de R. A. Fisher […] » (Alchian, 1996, pp. xxiii‑xxiv). Il est probable qu’Alchian étudia également un autre manuel important de Fisher, The Design of Experiment (1935). En effet, le deuxième chapitre de ce livre illustrait les principes de l’expérimentation par l’exemple d’une « expérience psychophysique, » qui consistait en « une dame déclarant qu’elle pouvait, en goûtant une tasse de thé au lait, faire la différence entre un thé versé avant ou après le nuage de lait dans la tasse ». (Fisher, 1935, p. 13).

160.

 La thèse d’Alchian était intitulée « Some observations on the contemporary analyses of the effects of a general change in money wage rates » (Hounshell, 2000, p. 296n). Dans l’Air Force, Alchian semble avoir donné pleine satisfaction : « Alchian a écrit quatre chapitres sur les méthodes statistiques employées par le Programme de Psychologie de l’Army Air Force ; sa contribution est remarquable par sa présentation de concepts les plus récents, de façon étonnamment claire et ramassée », (Davis, 1948, p. 560).