Les travaux statistiques d’Alchian en économie de la défense

Alors que les groupes de recherche opérationnelle développés pendant la Seconde Guerre mondiale étaient dissous les uns après les autres, les scientifiques retrouvaient leurs occupations civiles. Mais la transition vers la guerre froide fut si abrupte que certains regrettèrent qu’une expérience couronnée de succès ne puisse être poursuivie sous une forme ou une autre. Le projet RAND de l’US Air Force (appelée alors Army Air Forces) fut créé en mai 1946 précisément pour accueillir des scientifiques et leur permettre de travailler dans une structure permanente sur des problèmes militaires 161 .

À une conférence qui se tint du 14 au 19 septembre 1947 pour recruter des chercheurs en sciences sociales pour RAND, Alchian était, avec Hitch, un des rares économistes présents. Hitch fut nommé directeur de la Division économique de RAND et Alchian fut « le premier économiste à mener une activité de recherche régulière à la RAND Corporation » (Enke, 1967, p. 74) 162 .

Alchian s’intéressa à la fiabilité statistique des courbes d’expérience mises en évidence dans la production aéronautique, formalisant pour la première fois un thème d’étude développé initialement par Theodore Wright, un collègue de Jacob Viner à Chicago dans les années 30 163 . L’étude d’Alchian portait sur une population de 22 modèles d’avions produits sur des lieux spécifiques pendant la Seconde Guerre mondiale. Les courbes d’expérience prévoient que la quantité de travail nécessaire pour produire le nième avion est inférieure à celle nécessaire pour produire l’avion précédent.

Alchian a expliqué que la façon dont le problème était posé, dans un contexte très concret plutôt que dans un cadre abstrait, fut déterminante, car « en examinant un problème réel, et en essayant de lui trouver une solution pertinente, j’ai commencé à réaliser que nous devions le comprendre plus complètement » :

‘À la RAND, nous avons commencé à examiner les coûts de production de différentes sortes de moteurs et de pièces. J’ai commencé à travailler à la mesure des coûts, parce que c’étaient des avions coûteux. J’ai lu la littérature, et je n’arrivais pas vraiment à comprendre ce dont ils parlaient. […] J’ai lu la littérature des ingénieurs sur les coûts, et ils obtenaient des résultats […] contraires aux principes économiques. Ils avaient des coûts marginaux décroissants, ils les appelaient littéralement des coûts marginaux décroissants. Bon, tout économiste sait que les coûts marginaux sont toujours croissants, ils ne diminuent pas ! Mais ces ingénieurs… Non seulement ces coûts étaient‑ils décroissants, mais ils chutaient de 20% à chaque fois que vous doubliez la production ! Ca s’appelle la courbe à 80%. […] J’ai dit à Charles Hitch : ‘Regarde ces données ! Regarde ce qu’on obtient !’ Il m’a répondu : ‘C’est intéressant. Et bien, il y a quelque chose qui cloche.’ (Alchian, 2000) 164 .’

Avec son article coécrit avec Hall en 1938, Hitch avec une certaine expérience du décalage entre les hypothèses traditionnelles de l’économie et les données empiriques. La solution d’Alchian consista à reformuler l’hypothèse des économistes. Il mit en avant le fait que les variations de quantités produites avaient deux sources distinctes : le rythme du processus de production ou la longueur de la période de production. Dans le premier cas, on observe des coûts marginaux croissants (possiblement dus à des non linéarités dans le procès physique de production), alors qu’ils seront décroissants dans le second cas (en raison d’un phénomène d’apprentissage), qui correspond à l’énigme de la « courbe des 80% » qu’Alchian avait rencontré dans la littérature technique 165 .

Ce résultat était solide, parce qu’il résolvait la contradiction apparemment inexplicable entre la théorie économique et des faits bien établis. L’interprétation d’Alchian donnait une pleine reconnaissance à ces faits et affinait même la signification à leur donner, tout en sauvegardant une hypothèse centrale de l’économie néoclassique, reformulée en la rendant plus cohérente avec la réalité observée. On doit garder à l’esprit que c’est précisément le genre de résultat qu’Alchian obtiendra avec son article sur la sélection naturelle économique : fournir une défense analytique d’une hypothèse centrale de l’analyse marginale contre le défi posé par les études empiriques sur le comportement des entrepreneurs, en rendant compte de ces observations apparemment contradictoires plutôt qu’en leur déniant une quelconque pertinence.

Toujours sur les courbes d’apprentissage dans la production d’avions, les recherches d’Alchian soulevèrent une autre incompatibilité entre modèles économiques et la réalité qu’ils étaient censés expliquer et cela allait le mener à formuler une conclusion importante sur la place de l’incertitude dans la théorie économique. Les courbes d’apprentissage étaient un phénomène suffisamment connu pour que les entreprises sous contrat avec l’US Air Force les utilisent pour prédire l’amplitude de la chute des coûts de production de leurs avions au fil des années. Ces courbes étaient typiquement dérivées d’équations du type :

log10 m = a + b log10 N

avec m, le travail direct par livre nécessaire à la production du Neavion.

Alchian testa cette relation. Il arriva à la conclusion que, pour une production considérée de 1 000 avions, les courbes d’expérience de ce type étaient affectées d’une erreur moyenne de 25 % dans leurs prévisions (Alchian, 1963, p. 679). Ce résultat n’amena pas Alchian à remettre en cause la robustesse de la relation testée (« Les résultats font douter qu’une autre relation décrive mieux le phénomène d’apprentissage », [Ibid., p. 692]), mais le conduisit à insister sur l’incertitude fondamentale de tels exercices de prévision. Ici encore, Alchian se rapprochait du scepticisme de Hitch et Hall sur la possibilité d’une théorie du choix rationnel 166 . Il notait que certaines hypothèses de départ privilégiées par le modélisateur étaient fatalement infirmées au cours du processus de production. Le rôle de l’analyste est alors de prévenir le décideur de l’étendue de l’incertitude affectant le processus, avant que la décision ne soit prise. En effet, une décision fiable ne peut être prise que dans la mesure où les possibilités qui se proposent sont suffisamment distinctes, au‑delà de la zone d’erreur estimée pour chacune.

On observera que cette réflexion d’Alchian en 1948‑1949 était identique à celle qui fondait son rejet d’une possible maximisation ex ante dans son article de 1950 :

‘En situation d’incertitude, par définition, chaque action qui peut être choisie est identifiée avec une distribution de résultats possibles, et non pas avec un résultat unique. Implicite dans la notion d’incertitude, il y a cette conséquence que ces distributions de résultats potentiels se chevauchent. […] Ainsi, l’incertitude est définie ici comme le phénomène qui produit des distributions se chevauchant […] Supposons qu’une distribution a une plus grande ‘moyenne’ mais une dispersion plus grande, de telle façon qu’elle peut conduire à des profits ou des pertes plus élevés, et qu’une autre a une ‘moyenne’ plus faible, et une dispersion elle aussi plus faible. Laquelle est la distribution maximum ? C’est une question insensée […] (Alchian, 1950, p. 212) 167 .’

Alchian se hâtait d’ajouter, « se demander quelle distribution est optimale n’est pas insensé ». Mais comme son implication dans les études d’analyse des systèmes à la RAND lui avait appris, cela ne faisait que transformer la question en celle de savoir selon quel critère une distribution seraient jugée optimale ou non.

L’analyse des systèmes était une méthode d’analyse intégrée, qui allait devenir la marque de fabrique de la RAND dans les années 50, synonyme de rigueur scientifique et de froide objectivité. Rendus confiants par les succès de la recherche opérationnelle pendant la Seconde Guerre mondiale et par le développement à un rythme rapide de techniques prometteuses telles que la théorie des jeux ou la programmation linéaire, les analystes des systèmes pensaient qu’une « science de la guerre » était à portée de main. L’incertitude, à la fois technologique et politique, était une menace sérieuse à leur espoir.

Suite à l’échec d’une étude qui avait mobilisé tous les départements de la RAND pendant deux ans, une discussion s’ouvrit sur le critère à employer pour comparer la valeur et l’intérêt de systèmes différents. Alchian était directement impliqué dans la recherche d’un tel critère. Il était devenu conscient de combien l’incertitude affecterait la production et le coût des avions et cela l’avait convaincu que des techniques de maximisation plus puissantes étaient sans pertinence pour la recherche d’un critère d’évaluation (Hounshell, 2000, p. 260). C’est précisément la façon dont il présentait le problème de la maximisation dans son article sur la sélection naturelle économique :

‘En présence d’incertitude […] il n’y a pas de critère significatif permettant de sélectionner une décision qui ‘maximisera les profits.’ Le critère du profit maximum n’a pas de sens comme base de sélection d’une action qui, en fait, résultera en des profits plus élevés que ceux liés à une autre action. (Alchian, 1950, p. 212) 168 .’

Comme nous le savons, la solution imaginée par Alchian à ce problème était le survival argument, dont la logique garantissait qu’étant donnée une population suffisamment large de firmes, celles réalisant des profits positifs distanceraient leurs rivales moins performantes, si bien qu’après un temps suffisamment long, l’industrie n’était plus composée que de firmes maximisatrices. Avant d’examiner dans quelle mesure cette analogie, qui apparemment ancre solidement l’économie à la biologie, était moins biologique que statistique de nature, nous revenons sur la conclusion principale de cette partie.

Nous venons de voir que le problème traité dans l’article d’Alchian en 1950, celui de l’incertitude et de la menace qu’elle constitue à l’hypothèse de maximisation des profits, n’avait pas pour origine une réflexion sur les rapports entre économie et biologie. La réflexion d’Alchian était plutôt nourrie par sa double identité d’économiste de la défense et de statisticien. Ses activités à la RAND l’avaient entraîné à envisager sérieusement les écarts existant entre des hypothèses classiques de la théorie économique et les « faits têtus » présentés par les ingénieurs. Il avait perçu l’incertitude comme un problème affectant les décisions économiques de marges d’erreur conséquentes et irréductibles, et menaçant d’impotence l’analyse des systèmes. Son article de 1950, écrit alors que le « problème du critère » était vivement débattu dans le département d’économie de la RAND, reflète son admission que l’incertitude rendait à la fois les entrepreneurs évoluant dans une firme, ou les analystes des systèmes répondant à une étude de l’Air Force, incapables d’aboutir à une solution optimale.

Alchian reconnaissait que, pour l’estimation du coût de production des avions comme pour le calcul des coûts en entreprise, l’incertitude anéantissait l’espoir de caractériser ce qu’est une décision rationnelle, si cela signifie déterminer le résultat maximum. Il n’avait pas la ressource de se tourner vers des analyses en « équivalent certain, » car cela serait revenu à faire l’hypothèse de ce qu’il avait précisément pour tâche de résoudre (« supposer la réponse » [Ibid., p. 213]), lorsque la raison d’être de la RAND était précisément de fournir des réponses originales pouvant orienter des décisions opérationnelles. Alchian aurait pu adopter la définition de l’incertitude popularisée par Frank Knight, qui la définissait précisément comme étant hors de portée d’une représentation statistique. Mais Alchian avait une solide formation en statistiques et à travers l’exemple positif de Fisher éclairant des problèmes classiques de biologie grâce à une approche statistique, il était confiant que les statistiques apporteraient des résultats également positifs en économie.

La biologie avait donc été un vecteur donnant accès à Alchian aux statistiques développées par Fisher, mais une fois sa carrière militaire entamée, Alchian retint les outils statistiques sans essayer d’approfondir d’éventuels rapports entre sa propre discipline et la biologie des ouvrages de Fisher. Pourtant, si nous avons montré que le traitement statistique de l’incertitude, et non un rapprochement entre économie et biologie, constituait le cœur de l’article d’Alchian, il reste à examiner dans quelle mesure l’analogie évolutionnaire était ou non au centre de la solution apportée au problème de la maximisation. Nous verrons que l’analogie évolutionnaire reste bien à l’arrière‑plan et qu’à une formulation statistique du problème de l’incertitude, Alchian apporta une solution elle aussi de nature statistique.

Notes
161.

Le projet RAND fut transformé en une organisation indépendante en 1948 sous le nom de RAND Corporation. La thèse de David Jardini (1996) reste à ce jour l’étude historique la plus riche sur la RAND jusqu’en 1970. Voir également Fred Kaplan (1984), R. Leonard (1991) et Mirowski (1999, 2002b).

162.

Alchian y servit comme consultant de 1947 à 1949, y passant tous ses après‑midis et presque tous ses samedis. Il en devint formellement employé en 1949, jusqu’en 1960. Après quoi, Alchian resta encore quatre ans à la RAND, de nouveau en qualité de consultant (Hounshell, 2000).

163.

Les travaux d’Alchian commencés en 1948 furent diffusés sous la forme de mémorandums de la RAND en 1949‑1950 mais ne firent l’objet d’une publication qu’en 1963 dans Econometrica, les données sur lesquelles il s’appuyait étant gardées secrètes jusque‑là.

164.

« In RAND, we began to look at the cost of producing different kind of engines and parts. I started to work on the measurements of costs, because they were costing airplanes. I go look at the literature, and I could not quite understand what they were talking about… I looked at the engineering literature on costs, and we were getting results… contrary to economic principles. They had falling marginal costs, they literally called them falling marginal costs. Now, any economist knows that marginal costs always are rising, they don’t fall! But here these engineers… Not only were they falling, they were falling at 20% every time you double the output! [It is] called the 80% curve. What did Charlie Hitch… that’s Hitch… [I said to him] ‘Look at these data! Look at what we do!’ He said, ‘That’s interesting. Well, something is wrong.’ » (Alchian, 2000)

165.

Dans la version publiée de ses travaux, Alchian supprima les références au contexte original de sa réflexion. Il n’est plus fait mention d’avions, mais de « production automobile et de coûts d’impression ». Le papier fut publié dans un ouvrage en hommage à un de ses anciens professeurs à Stanford (Alchian, 1977 [1959]), avec un remerciement à « William Meckling de la RAND Corporation ». La courbe d’apprentissage, aussi appelée « courbe d’expérience » ou « courbe de progression, » a été rendue populaire à la fin des années 60 par le Boston Consulting Group qui l’a employée pour des analyses de management stratégique.

166.

On notera que dans la version publiée de l’étude, figure un remerciement adressé « à Charles Hitch, qui a encouragé et aidé cette étude ». Alchian (1963, p. 679).

167.

« Under uncertainty, by definition, each action that may be chosen is identified with a distribution of potential outcomes, not with a unique outcome. Implicit in uncertainty is the consequence that these distributions of potential outcomes are overlapping… Thus uncertainty is defined here to be the phenomenon that produces overlapping distributions of potential outcomes… Suppose one has the higher ‘mean’ but a larger spread, so that it might result in larger profits or losses, and the other has a smaller ‘mean’ and a smaller spread. Which one is the maximum? This is a nonsensical question… »

168.

« In the presence of uncertainty… there is no meaningful criterion for selecting the decision that will ‘maximize profits’. The maximum‑profit criterion is not meaningful as a basis for selecting the action which will, in fact, result in an outcome with higher profits than any other action would have ».