4.2. Un argument statistique qui se prête à des interprétations opposées

4.2.1. Une analogie avec la thermodynamique

Alchian introduisait son analyse par le cas hypothétique d’entrepreneurs n’étant doués d’aucune capacité de prédiction. Dans ce cas, ce sont nécessairement les circonstances fortuites de l’environnement qui détermineront si les entrepreneurs obtiennent ou non des profits positifs à la période suivante. En négligeant volontairement les explications téléologiques du comportement de la firme, Alchian pouvait assimiler l’ensemble des firmes à des particules aux mouvements aléatoires et indépendants, ce qui l’autorisait ensuite à développer une analyse statistique. Si Alchian illustrait son argument principal par une analogie biologique, il présentait également une analogie dénuée de toute référence à la biologie, empruntée au mathématicien et statisticien français Emile Borel :

‘Imaginons deux millions de Parisiens, jouant à pile ou face deux par deux, le but étant de parvenir à une égalité. Chaque paire joue jusqu’à ce que le gagnant du premier jet de pièce soit rejoint en nombre de victoires par l’autre joueur. Supposant un jet de pièce par seconde, pendant une journée de huit heures, au bout de dix ans il resterait encore, en moyenne, près de cent paires inégales en nombre de victoires ; et si les joueurs assignent le jeu à leurs descendants, une douzaine jouera encore après mille ans ! L’implication est évidente. Supposons qu’une affaire commerciale soit toujours en opération après cent ans. Doit‑on exclure la chance et la bonne fortune comme les facteurs essentiels produisant la survie de long terme de l’entreprise ? (Ibid., p. 215) 169 .’

Cette analogie rassemblait deux sous‑analogies. Les firmes sont ici considérées comme des particules élémentaires « secouées » de façon répétitive à un niveau microscopique, l’industrie étant l’état macroscopique résultant de cette agitation moléculaire. Le comportement des firmes était donc fondamentalement non déterministe, leur prochain mouvement n’étant pas calé sur une trajectoire de maximisation, donnant ainsi crédit à l’observation de Hall et Hitch du caractère sub-optimal des règles de décision des entrepreneurs.

Pour autant, Alchian ne renonçait pas à la perspective d’un compte rendu déterministe du comportement d’une firme représentative. En effet, la mécanique statistique, qui avait profondément transformé la physique de la fin du dix-neuvième siècle, avait montré qu’il était possible de réconcilier l’indétermination du niveau microscopique et le déterminisme des propriétés du système macroscopique, répondant aux lois de la mécanique classique. De ce point de vue, il devient non problématique d’admettre que le comportement des entrepreneurs n’est pas conforme à la règle de la tarification marginale. Ils suivent leurs propres règles idiosyncratiques de tarification et de production, comme les molécules d’un gaz se déplaçant de façon imprévisible. Ainsi, les études révélant les comportements erratiques des entrepreneurs cessent de constituer une menace à la découverte de caractéristiques générales d’une firme représentative – elles peuvent même être vues comme autant de confirmations d’un fonctionnement normal de l’industrie. Alchian était bien conscient des avantages de cette analogie physique :

‘Il n’est même pas nécessaire de supposer que chaque firme agit comme si elle possédait les diagrammes conventionnels et connaissait les principes analytiques employés par les économistes pour établir les conditions optimales, d’équilibre. Les atomes et les électrons ne connaissent pas les lois de la nature ; le physicien n’entreprend pas d’apprendre à l’atome un schéma d’action volontariste basé sur les lois de la conservation de l’énergie, etc. Le fait qu’un économiste s’intéresse à des êtres humains doués de raison et d’ambitions n’autorise pas automatiquement à imputer à ces humains le degré de clairvoyance et les motivations que l’économiste requiert pour son analyse habituelle en tant qu’observateur ou ‘oracle’. La similitude entre cet argument et la mécanique statistique de Gibbs, ainsi que l’évolution biologique, n’est pas une simple coïncidence. (Ibid., p. 216n) 170 .’

Le fait que les caractéristiques de la firme représentative soient celles prévues par l’analyse marginale nécessitait un deuxième argument.

Dans l’expérience de pensée de Borel, la sélection est représentée par la règle arbitraire selon laquelle une paire de joueurs se retire du jeu lorsqu’un joueur rejoint le score de son partenaire. Alchian se tournait vers la sélection naturelle économique pour trouver une notion plus élaborée de la sélection. S’agit‑il alors d’une entrée finalement plus substantive de la biologie dans le raisonnement, après une argumentation qui jusqu’ici empruntait plutôt à la statistique ? Cela reste discutable. En effet, le concept de sélection naturelle avait été reconceptualisé par Fisher comme un processus d’élimination de la variance statistique de la valeur sélective génétique : une population d’individus, hétérogènes du point de vue de leur valeur sélective, serait conduite à un état d’équilibre dans lequel l’individu le plus performant au regard de l’environnement aurait diffusé ses caractéristiques à l’ensemble de la population. Ce processus tend à diminuer la variance totale de la valeur sélective dans la population, jusqu’à l’annuler. Une fois que chaque individu a la même valeur sélective, par définition, l’évolution prend fin (c’est le théorème fondamental de la sélection naturelle de Fisher).

Quand Alchian suggérait que les firmes réalisant des profits négatifs finiraient par sortir de l’industrie, menant ainsi à un équilibre où l’industrie ne serait composée que de firmes efficaces, il retrouvait le processus décrit par le théorème de Fisher. Cette analogie biologique est liée, et en fait dérive partiellement, de l’analogie physique étudiée précédemment. Comme les philosophes et historiens de la biologie l’ont noté, le concept de sélection naturelle de Fisher dérivait de la mécanique statistique :

‘Fisher […] essayait de comprendre la dynamique d’énormes ensembles de gènes dans une population, plutôt que le chemin régulier emprunté par un gène isolé. Il le fit en important en biologie évolutionnaire des modèles pris de la mécanique statistique et de la thermodynamique. […] C'est‑à‑dire que Fisher examinait la trajectoire des gènes dans le même esprit probabiliste que celui avec lequel Maxwell, Boltzmann et Gibbs examinaient des ensembles de molécules d’un gaz (Depew et Weber, 1995, pp. 243‑244) 171 .’

Alors que dans le modèle évolutionnaire de Fisher la force motrice était la valeur sélective génétique, chez Alchian, les profits jouaient ce rôle 172 . Les firmes dont les pratiques de tarification et de production se rapprochent le plus des prescriptions de l’analyse marginale triompheront de celles qui adoptent des politiques moins efficaces. En moyenne et à long terme, elles réaliseront (par définition) des profits plus élevés, ce qui leur permettra de se développer, tandis que les autres verront leur activité menacée et finiront par disparaître. Ce modèle où c’est le hasard qui gouverne l’évolution était, du point de vue d’Alchian, la version « extrême » d’une analyse généralisée et plus réaliste prenant en compte les comportements conscients (non aléatoires) des entrepreneurs, étudiés dans les dernières sections de l’article de 1950.

En premier lieu, imiter les concurrents à la performance plus élevée est une règle d’action plausible pour des entrepreneurs qui tentent de faire face à l’incertitude. Les processus d’essai et erreur sont un autre type de comportement adaptatif qui peut faire progresser les firmes, de façon non aléatoire, vers un optimum (au moins local). Même des comportements d’imitation infructueux peuvent mener à l’émergence d’innovations, ce qui montrait l’importance des traits comportementaux des entrepreneurs dans l’établissement d’un équilibre final. Cela semblerait contredire l’accent qu’Alchian avait mis précédemment sur le hasard comme seul moteur de l’évolution de l’industrie vers un état plus efficient. Et pourrait signaler qu’après tout, le modèle de base avec des firmes aux mouvements aléatoires n’était qu’une construction provisoire devant finalement céder la place à un modèle évolutionnaire plus développé. Alchian indiquait clairement que ce n’était pas sa vision :

‘Le comportement individuel dérivant d’un certain degré de clairvoyance et de motivation n’implique pas nécessairement une structure collective des comportements qui soit différente de la variété globale d’actions associée à une sélection aléatoire des actions. Là où il y a de l’incertitude, les opinions et les jugements de personnes, même fondés sur les meilleurs éléments disponibles, seront différents entre eux. Aucune de ces personnes ne fera peut‑être de choix en jouant à pile ou face, et pourtant l’ensemble agrégé des actions des participants pourra être impossible à distinguer de l’ensemble des actions individuelles qui seraient sélectionnées au hasard. (Alchian, 1950, p. 216) 173 .’

L’argument central, qui garantit le résultat d’une industrie composée de firmes maximisatrices, est donc bien statistique de nature. Même en présence de comportements adaptatifs, c’est en raison de l’indépendance et de l’indétermination des décisions individuelles qu’ont peut prédire avec confiance qu’au niveau agrégé, les particularités individuelles n’auront pas d’incidence, et que l’état final sera bien celui où les firmes inefficaces auront disparu, les firmes survivantes ayant un comportement dont l’analyse marginale saisira les caractéristiques essentielles.

Notes
169.

« Suppose two million Parisians were paired off and set to tossing coins in a game of matching. Each pair plays until the winner on the first toss is again brought to equality with the other player. Assuming one toss per second for each eight‑hour day, at the end of ten years there would still be, on the average, about a hundred‑odd pairs; and if the players assign the game to their heirs, a dozen will still be playing at the end of a thousand years! The implications are obvious. Suppose that some business had been operating for one hundred years. Should one rule out luck and chance as the essence of the factors producing the long‑term survival of the enterprise? »

170.

« It is not even necessary to suppose that each firm acts as if it possessed the conventional diagrams and knew the analytical principles employed by economists in deriving optimum and equilibrium conditions. The atoms and electrons do not know the laws of nature; the physicist does not impart to teach atom a willful scheme of action based on laws of conservation of energy, etc. The fact that an economist deals with human beings who have sense and ambitions does not automatically warrant imparting to these humans the great degree of foresight and motivations which the economist may require for his customary analysis as an outside observer or ‘oracle.’ The similarity between this argument and Gibbsian statistical mechanics, as well as biological evolution, is not mere coincidence ».Voir également la note accompagnant une vision révisée de son article, qu’Alchian envoyait à Milton Friedman, qui évaluait son papier pour le Journal of Political Economy : « Fondamentalement, le papier semble représenter une tentative d’intégrer dans l’analyse économique ces méthodes utilisées dans d’autres sciences (la mécanique statistique et l’adoption évolutionnaire en biologie), dans un effort d’explication et de prévision de l’ordre apparent du comportement économique, en dépit de l’incertitude et de la diversité des motivations ». Alchian à Friedman, 10 novembre 1949, Boîte 018, Dossier « 19 Alchian ». M ilton Friedman Papers, Hoover Institution Archives (par la suite : MFH). Je remercie Béatrice Quaeset‑Cherrier et Philip Mirowski de m’avoir fourni une copie de cette lettre.

171.

« Fisher […] sought to understand the dynamics of enormous arrays of genes in a population, rather than the casual pathways of single genes. He did this by importing into evolutionary biology models taken from statistical mechanics and thermodynamics. […] Fisher, that is, tracked the trajectories of genes in the same probabilistic spirit in which Maxwell, Boltzmann, and Gibbs tracked arrays of gas molecules ». François Jacob avait déjà remarqué : « Avant Boltzmann et avant Gibbs, Darwin adopte déjà l’attitude qu’imposera la mécanique statistique… Toute la théorie de l’évolution repose sur la loi des grands nombres… » (cité par Ege, 1988, p. 483).

172.

M. J. S. Hodge (1992) étaie de façon convaincante la thèse selon laquelle on doit faire une « double lecture de l’univers de Fisher, » reflétant l’influence de « deux héros » de Fisher sur ses travaux : Boltzmann, le fondateur de la mécanique statistique, et Darwin.

173.

« [I]ndividual behavior according to some foresight and motivation does not necessarily imply a collective pattern of behavior that is different from the collective variety of actions associated with a random selection of actions. Where there is uncertainty, people’s judgments and opinions, even when based on the best available evidence, will differ; no one of them may be making his choice by tossing coins; yet the aggregate set of actions of the entire group of participants may be indistinguishable from a set of individual actions, each selected at random. »