4.2.2. Une défense de l’optimisation aussi bien que de l’évolutionnisme

Une fois reconnu que l’argument d’Alchian reposait sur une logique statistique, il devient possible de proposer une nouvelle explication à la double postérité de l’article. La formulation dans les termes d’une analogie biologique suggérait naturellement l’ouverture d’une voie évolutionnaire en économie. Sur un mode rappelant la proposition de Veblen au siècle précédent, la thèse d’Alchian suggérait de s’intéresser à un niveau désagrégé aux interactions entre une multitude de firmes, et étudier leurs trajectoires imprévisibles, engendrées par des effets de causalités cumulées. C’est la voie qui sera poursuivie par Nelson et Winter, examinée au chapitre 6. Mais il était également possible de faire de l’argument de la sélection naturelle économique une défense de l’hypothèse de maximisation. Cette lecture non évolutionnaire de la thèse d’Alchian s’est développée en trois temps, avec les contributions d’Enke (1951), Friedman (1953), puis Becker (1962).

Enke considérait que « l’analyse de la viabilité » (viability analysis) proposée par Alchian permettait plus que la simple caractérisation des seuls états agrégés de firmes 174 . Si une industrie est le résultat de la somme des comportements des firmes, alors chacune des firmes adoptait un comportement représentatif de cet état agrégé – dont la dynamique n’était pas évolutive, mais représentée par des modèles d’optimisation (Enke, 1951, p. 567). Cette proposition, très proche de celle d’Alchian, marquait pourtant un pas décisif vers la fermeture de l’approche évolutionnaire suggérée par l’article de ce dernier. En effet, Alchian reconnaissait qu’au niveau microéconomique (celui de la firme), l’incertitude rendait caduque la notion même de maximisation. La proposition d’Enke suggérait d’ignorer cette distinction entre l’état de l’industrie et l’état des firmes. L’économiste pouvait faire « comme si » chacun des entrepreneurs était capable de comportements maximisateurs (Ibid.). Cela faisait de la sélection naturelle économique une défense de l’hypothèse de maximisation en économie, à l’opposé de ce que la lecture évolutionnaire de l’article qui fut développée par Nelson et Winter.

Cependant, un certain nombre d’obstacles s’opposaient à une telle perspective. Enke, qui appartenait aussi au département d’économie de la RAND, reconnaissait comme Alchian que le problème du critère de sélection d’une action maximisant un résultat était sans solution. Plusieurs candidats étaient possibles (de l’utilité espérée au minimax), sans qu’il soit possible de trouver une méthode prescrivant absolument l’un d’entre eux. Il était nécessaire d’envisager une concurrence intense et se placer dans un long terme pour que seules les firmes maximisatrices ne survivent et que l’analyse de la viabilité puisse alors s’appliquer dans toute sa rigueur.

Or, comme l’avait déjà relevé Alchian (1950, p. 219) le long terme « n’est jamais atteint en pratique » (Enke 1951, p. 571), ce qui laisse la possibilité que des firmes réalisent des profits positifs (plutôt que nuls), et induit également que l’industrie à un moment donné comprend certaines firmes qui seraient destinées à disparaître à long terme, mais qui ne le sont pas encore. De plus, si l’environnement change de façon rapide et imprévu, « certaines firmes mal gérées pourront survivre, et d’autres bien gérées vont disparaître ». (Ibid., p. 572). Enke considérait qu’en dépit de ces entraves à la sélection des firmes maximisatrices et à l’élimination des autres, l’économiste restait justifié à procéder dans ses analyses comme si les firmes étaient maximisatrices. Ce point de vue était déjà plus favorable à l’hypothèse de maximisation que ne l’était l’article d’Alchian, mais montrait encore des réserves sur la validité générale de cette interprétation. Friedman ne retint pas ces réserves.

L’essai de Friedman (1953) défendait un irréalisme méthodologique. En réponse aux critiques qui mettaient en avant le manque de validité empirique de l’analyse marginale, Friedman répliquait qu’une théorie ne doit pas être jugée d’après le réalisme de ses postulats, mais seulement en fonction de la pertinence empirique de ses conclusions dérivées. Les postulats d’une théorie sont par nature simplificateurs et en désaccord avec la réalité que la théorie prétend expliquer et prédire. En effet, une théorie qui répliquerait exactement tous les traits de la réalité serait une reproduction à l’échelle, le rendant inutile en pratique : « Une [théorie], pour être importante, doit par conséquent avoir des postulats empiriquement faux […] » (Friedman, 1995, p. 11). Cette proposition de Friedman s’appuyait sur une analogie avec un joueur de billard, et celle de l’orientation optimale d’une feuille d’arbre au soleil 175 .

Le talent d’un maître du billard ne dépend pas de sa connaissance des lois complexes gouvernant le mouvement des corps, ni de sa capacité à calculer en pratique la trajectoire optimale de son coup. Pourtant, « il n’est pas déraisonnable de penser que d’excellentes prévisions pourraient naître de l’hypothèse que ce maître joue ses coups comme s’il connaissait » ces formules mathématiques (Friedman, 1995, p. 16). En d’autres termes, l’ignorance des conditions réelles de réalisation des coups parfaits du joueur de billard ne diminue pas l’utilité d’une théorie dont les postulats sont pourtant nécessairement irréalistes.

Cette analogie avec un maître du billard pouvait continuer à faire penser qu’une théorie, bien que reposant sur des postulats irréalistes, reflétait une logique présente dans la réalité, même à un niveau inconscient. Le maître de billard posséderait des talents de logique et d’analyse qu’il serait incapable de formuler ; une théorie ne ferait que révéler cette logique « préexistante ». L’analogie avec la feuille d’arbre dissipait cette possible ambiguïté.

Il est impossible d’attribuer à une feuille d’arbre une quelconque connaissance (qu’on l’appelle réflexion, talent, ou intuition inconsciente) des lois gouvernant son orientation optimale face au soleil. Pourtant, en raison de la sélection naturelle qui finit par éliminer toutes formes de feuilles moins efficaces, une théorie prêtant un comportement maximisateur à la feuille (maximisation de sa surface d’exposition aux rayons lumineux) obtiendrait de très bons résultats. Cette dernière analogie permettait de tirer des conclusions similaires sur les théories économiques :

‘La confiance qu’on peut avoir en l’hypothèse de la maximisation‑des‑recettes est justifiée par des données […] pour partie similaires à celles évoquées plus haut concernant l’hypothèse du comportement du maître du billard – si le comportement des hommes d’affaires ne permettait pas d’une manière ou d’une autre la maximisation des recettes, il serait improbable qu’ils restent longtemps en activité –. Peu importe le déterminant immédiat apparent de ce comportement – force de l’habitude, simple chance, ou quoi que ce soit d’autre –. Quand ce déterminant conduit à un comportement conforme à la maximisation rationnelle des recettes, les entreprises prospèrent et se dotent de ressources leur permettant de croître ; quand elles n’y arrivent pas, les entreprises perdent des ressources et ne peuvent continuer à exister que si des ressources leur sont apportées de l’extérieur. Le processus de « sélection naturelle » contribue donc à valider l’hypothèse – ou, plus exactement, étant donné la sélection naturelle, l’acceptation de l’hypothèse peut être fondée sur le fait qu’elle résume de manière adéquate les conditions de survie entrepreneuriale‑. (Friedman, 1995, pp. 16‑17) 176 .’

Alors que Enke maintenait encore un certain nombre de réserves sur l’efficacité du processus de sélection des firmes maximisatrices, Friedman n’en mentionnait plus aucune. Cette modification progressive de l’argument original d’Alchian aboutissait à mettre en avant l’hypothétique résultat final d’un processus évolutionnaire, c'est‑à‑dire un équilibre où les firmes ont toutes un comportement maximisateur. Le processus évolutionnaire lui‑même devenait une simple trajectoire menant inéluctablement à cet équilibre. En d’autres termes, Friedman se désintéressait de l’indétermination des comportements microéconomiques qui avait été soulignée par Alchian et considérait que l’analyse pouvait se « résumer » à un état final de l’évolution représenté par une théorie où les firmes sont maximisatrices. Friedman retenait encore une référence à l’analogie biologique pour atteindre cette conclusion. Mais l’apport distinct de la biologie était relativisé par le fait que la même conclusion pouvait être illustrée aussi bien par une analogie physique, celle du joueur de billard. Cette lecture non évolutionnaire de l’argument d’Alchian par Friedman s’imposa rapidement 177 . Enfin, l’argument d’Alchian acheva de se détacher d’une formulation par analogie biologique lorsque Becker lui donna une nouvelle interprétation dans « Irrational behavior and economic theory » (Becker, 1962).

Celui‑ci réinterprétait l’argument statistique d’Alchian en le vidant complètement de ses références à la biologie :

‘Je juge que le grand résultat de l’argument de la ‘survie’ avancé par Alchian et d’autres n’est pas une démonstration que les firmes survivantes doivent agir comme si elles maximisaient leurs profits […] mais plutôt une démonstration que les décisions des firmes irrationnelles sont limitées par leur contrainte budgétaire. […] Ainsi les firmes ne pourraient pas continuellement produire, ne pourraient pas ‘survivre,’ la production engendrant des profits négatifs, puisque finalement toutes les ressources à leur disposition finiraient par s’épuiser. […] [L]e terme ‘survie’ fait simplement référence à une contrainte de ressource et ne fait pas de distinction littérale entre ‘vie’ et ‘mort,’ bien que certains ménages et firmes puissent effectivement mourir d’essayer de vivre au dessus de leurs moyens. Si on avait compris la signification de la survie dans ce contexte, de nombreuses discussions sans fondement, à propos de l’application des théories biologiques de la survie en économie, auraient été évitées. (Ibid., p. 10) 178 .’

Le fond de l’argument, mais aussi les guillemets que Becker utilisait pour signaler les termes auxquels il refusait un autre sens que strictement biologique, montre qu’il refusait de laisser un argument biologique devenir le soutien à une hypothèse centrale en économie, celle du comportement maximisateur des agents. Alors qu’Alchian avait proposé que la condition de profit positif fût l’équivalent d’une condition de survie en biologie, Becker proposait de n’y voir que le fonctionnement normal d’une contrainte budgétaire, laquelle ne devait rien aux biologistes 179 .

Cette volonté de « préserver » l’indépendance, ou la prééminence, de l’économie sur la biologie, avait pourtant ses limites. En effet, s’il avait réussi à repousser l’analogie de la sélection naturelle par l’argument des contraintes de ressources, nous avons vu en première partie que la pénétration de la métaphore de l’optimisation en biologie et en économie à partir des années 60 était une force de rapprochement puissante entre les deux disciplines. L’analogie principale à laquelle elle donnait lieu, celle de l’utilité comme adaptabilité, finit par être reconnue et développée par Becker lui‑même.

Dans son article, Alchian présenta une analyse statistique de l’incertitude sous la forme de deux analogies : la mécanique statistique et la sélection naturelle. Dans les deux cas, il s’agit d’analogies heuristiques, au sens qu’elles « servent à catalyser notre réflexion, et aident à aborder un phénomène d’une nouvelle manière, [elles sont] une stimulation de la pensée [thought‑propelling] » (Klamer et Leonard, 1994, p. 32). L’analogie de la sélection naturelle permettait à Alchian de stimuler la réflexion sur l’incertitude et son traitement en économie, un sujet nouveau et difficile d’accès pour une discipline qui préférait raisonner en équivalent certain. La nature heuristique de l’analogie était soulignée par le choix d’Alchian : il aurait pu tout aussi bien formuler son raisonnement statistique en développant l’analogie physique de la mécanique statistique. Mais parce que cette dernière était bien moins accessible et connue que sa contrepartie darwinienne, sa qualité heuristique en aurait été bien moindre ; l’argument d’Alchian aurait moins « parlé » au lecteur. Dans sa réponse à l’article de Penrose critiquant son usage d’une analogie biologique, Alchian affirme ainsi : « Dans mon article original, toutes les références à l’analogie biologique servaient simplement un but de présentation, élaborées pour clarifier les idées de la théorie », (Alchian, 1953, p. 601) 180 .

L’analogie biologique d’Alchian avait bien rempli sa fonction, en permettant de mettre en cohérence la théorie économique avec un ensemble de faits qui la contredisaient. Cependant, le risque d’inférences fallacieuses, toujours présent dans la démarche analogique, fut perçu par Penrose comme intolérable. On pourrait s’en étonner car l’analogie est une forme a priori plus bénigne de transferts interdisciplinaires que ceux induits par les métaphores constitutives étudiées en première partie, qui supposent une unité fondamentale du mode de connaissance, antécédente aux découpages disciplinaires. L’examen de la démarche intellectuelle de Penrose et de certains aspects de la société américaine du début des années 50 va éclairer les raisons pour lesquelles même une analogie heuristique pouvait être jugée indésirable, tant qu’elle prenait la biologie pour principal, et une des sciences sociales comme subsidiaire.

Notes
174.

Enke (1916‑1974) obtint sa licence d’économie à Stanford et son doctorat en 1943 à Harvard. Recruté par Alchian à la RAND en 1948, il créa la division « logistique » au sein du département d’économie. Son article de 1951 étudiait l’analyse de la viabilité en essayant d’en faire un soutien à la concurrence monopolistique d’Edward Chamberlin (avec lequel Enke avait étudié à Harvard) contre la concurrence imparfaite de Joan Robinson.

175.

Contrairement à ce que l’ordre chronologique des parutions laisse penser, il semble bien que Friedman ait employé cette analogie darwinienne avant son contact avec l’article d’Alchian. Hammond (2004) a retrouvé deux versions préliminaires de l’essai de méthodologie de Friedman. La première, rédigée sans doute entre fin 1947 ou début 1948 et achevée à l’été 1948, mentionnait déjà la « sélection naturelle » des firmes se conformant au plus près aux prescriptions de l’analyse marginale. On ne dispose pas de la date de la première soumission de l’article d’Alchian au Journal of Political Economy. Alchian soumet une deuxième version fin 1949, en remerciant Friedman pour ses commentaires utiles. (Alchian à Friedman, 10 novembre 1949, Boîte 66, Dossier « Armen Alchian », MFH). Friedman note dans son essai : « Cet exemple [de la feuille d’arbre] et certains débats subséquents ; bien qu’ayant une toute autre origine, sont similaire à l’exemple utilisé et au point de vue développé dans un article important d’Armen A. Alchian […] » (Friedman, 1995, p. 259).

176.

À noter ici que Friedman emploie le terme d’ « hypothèse » (hypothesis) comme un synonyme de « théorie, » et non de « postulat ».

177.

Sur ce point, voir Neil Kay (1995) et Lagueux (1998). On pouvait lire par exemple, dans A Behavioral Theory of the Firm de Richard Cyert et James March paru en 1963 : « La troisième méthode générale de défense de la théorie conventionnelle peut être nommée ‘analyse évolutionnaire’. [Ici figure un renvoi à l’article d’Alchian de 1950] [P]uisque dans le long terme les firmes ne survivront que si elles prennent des décisions (par quelque processus que ce soit) dictées par la théorie économique, la théorie prédira le comportement des firmes viables. Puisque seules les plus aptes survivent, nous n’avons besoin que d’une théorie des firmes aptes ». (Cyert et March, 1963, p. 15).

178.

« In my judgment the great achievement of the ‘survival’ argument advanced by Alchian and others is not a demonstration that surviving firms must act as if they were trying to maximize profits…, but rather a demonstration that the decisions of irrational firms are limited by a budgetary constraint. […] Thus firms could not continually produce, could not ‘survive,’ outputs yielding negative profits, as eventually all the resources at their disposal would be used up. […] [T]he word ‘survive’ simply refers to a resource constraint on behavior and does not literally distinguish ‘live’ from ‘death’, although some households and firms may actually die from trying to ‘live’ beyond their means. Had the meaning of survival in this context been understood, numerous pointless discussions of the application of biological survival theories in economics could have been avoided ».

179.

Un argument qui fut remis en cause par Kirzner (1962), qui montra que sans intentionnalité, même le résultat simple d’une courbe de demande décroissante ne pouvait être garanti.

180.

Enke a un argument similaire : « Combien d’étudiants – spécialement ceux à l’esprit indépendant et sensé – ont objecté à la notion que les firmes maximisent le profit ? Ils semblent comprendre bien plus facilement l’approche de la survie », (Enke, 1951, p. 573n).