Les faiblesses de l’analogie d’Alchian

Penrose relevait que pour que l’analogie de la sélection naturelle fonctionne, il fallait que la concurrence malthusienne en biologie trouve un équivalent en économie. Cet analogue devrait être un taux élevé d’entrée des firmes dans l’industrie, qui garantirait une concurrence intense des firmes pour l’accès aux marchés – de la même façon que la pression sélective dans la nature résulte du taux de reproduction géométrique des organismes, face à des ressources trop peu abondantes (Penrose, 1952, p. 812). Un taux d’entrée élevé des firmes ne peut s’expliquer que par « l’hypothèse psychologique de la théorie économique traditionnelle, selon laquelle l’entrepreneur apprécie gagner de l’argent, et essaie de gagner autant d’argent que possible ». (Ibid.) Or, c’est précisément l’hypothèse dont Alchian annonçait pouvoir se dispenser grâce à l’analogie biologique. Penrose concluait donc à la présence d’une contradiction interne dans l’analogie. En effet, sans une concurrence suffisamment vive assurée par un taux d’entrée élevé, « l’environnement adoptant » du modèle d’Alchian peut n’être finalement pas assez « sélectionnant » pour que l’on puisse supposer qu’à long terme la population des firmes, les prix et les quantités correspondent à l’optimum décrit par l’analyse marginale.

La deuxième faiblesse que Penrose relevait invalidait aussi bien l’analogie biologique d’Alchian que l’analogie du cycle de vie de Boulding. Notant la difficulté que les biologistes avaient eux‑mêmes à définir précisément ce qu’est un organisme biologique, Penrose relevait que la définition devait inclure le fait « qu’ils se reproduisent et ont un schéma de développement identifiable qui peut être expliqué par la nature génétique de leur constitution ». (Ibid., p. 807). Le fait de parler de « naissance » et de « mort » de la firme supposait dès lors une analogie non pas avec l’organisme en général, mais plutôt avec la sous‑catégorie des organismes sexués. En effet, les organismes asexués ne connaissent pas vraiment la mort 181 . Or, Boulding reconnaissait lui‑même que la différence principale entre les organismes biologiques et sociaux est l’absence de reproduction sexuelle (Boulding 1950, p. 7) ; Penrose pouvait donc conclure que l’analogie entre firme et organisme était sérieusement mise en difficulté. Cependant, un élément plus fondamental invalidait complètement le parallèle. « Clairement, » remarquait Penrose, « la chose essentielle qu’une firme ne partage pas avec les organismes biologiques est une constitution génétique », (Ibid., p. 808).

Cette simple constatation reste à ce jour un point de discussion difficile en économie. Le fait qu’une firme soit dotée d’une « constitution génétique » est important à deux titres pour qu’une analogie biologique fonctionne. La première raison avancée par Penrose est qu’une telle constitution permet de supprimer l’intentionnalité humaine, comme source au comportement de la firme, et d’y substituer une série de lois du développement – les instructions portées par ce matériau génétique. Sans cela, il n’y a aucune raison de supposer que le développement des firmes est contraint, comme l’est le développement et le comportement d’un organisme. Penrose explique qu’une telle absence de constitution génétique de la firme n’est pas un défaut analytique auquel il devrait être remédié. Au contraire, le développement des firmes est guidé par l’intentionnalité humaine des dirigeants à sa tête, et cela élimine le besoin de rechercher une constitution génétique, ou des lois du développement de la firme (Ibid.). La deuxième raison, que Penrose n’évoque pas explicitement mais qui est aussi problématique, est que sans constitution génétique, alors un mécanisme évolutionnaire ne peut se mettre en place (nous reviendrons sur ce point dans notre discussion de la théorie évolutionnaire de Nelson et Winter au prochain chapitre).

Penrose identifiait une difficulté supplémentaire posée par la thèse d’Alchian : si les entrepreneurs sont dénués de la rationalité que leur prête habituellement l’analyse marginale, pour quelle raison « autre que la fierté professionnelle » (Ibid., p. 813) Alchian pouvait‑il supposer que les économistes étaient doués, eux, d’une rationalité leur permettant de manier les outils de l’analyse marginale ?

Notes
181.

Chez les organismes asexués, la reproduction se fait par copie identique d’un individu, à la manière de la division cellulaire. L’individu parent et sa copie coexistent ensuite souvent dans une même structure (comme une colonie de cellules), et la mort est un phénomène qui affecte cette structure, plutôt que tel ou tel organisme individuel.