La réponse d’Alchian et le dernier mot de Penrose

Dans son commentaire, Alchian (1953) rétorqua que l’analogie biologique n’était qu’une commodité d’exposé et que son analyse économique devait être étudiée indépendamment du style choisi pour en faire la présentation (et nous avons vu qu’un certain crédit devait être apporté à cette défense.) À ce titre, il ne s’estimait pas en devoir de défendre la validité de l’analogie entre économie et biologie. Sur le terrain de l’analyse économique en revanche, Alchian se défendit de n’avoir jamais défini la recherche du profit par les entrepreneurs comme une définition nécessaire de la concurrence.

Penrose aurait donc confondu condition nécessaire et suffisante. Finalement plus préoccupée par l’exactitude de l’analogie biologique qu’Alchian ne l’était lui‑même, Penrose aurait transposé de la biologie (des organismes se reproduisant à un rythme géométrique sont une condition nécessaire de la sélection naturelle) un concept qui est suffisant mais non nécessaire pour décrire une concurrence intense en économie. En effet, comme le rappelle Vromen (1995, p. 26), « sur des marchés concurrentiels, il y a sélection des profits positifs réalisés, et non des profits maxima attendus. La sélection des résultats, des profits positifs réalisés, ne requiert pas que les entrepreneurs recherchent un profit. Que les entrepreneurs aient ce but ou non, aucune firme ne peut se permettre de subir des pertes sur une longue durée ».

Cet argument a pourtant un défaut. Il explique bien pourquoi des firmes aux profits négatifs disparaîtront, quelle que soit l’intention psychologique de l’entrepreneur (poursuite du profit ou non). Mais il n’explique pas pourquoi, parmi les entreprises restantes, la concurrence sera telle que tous les profits seront nuls. Ici, un taux d’entrée suffisant doit bien être supposé. Et on voit mal comment l’entrée de nouvelles firmes dans l’industrie peut avoir une autre origine que la volonté des entrepreneurs de ces nouvelles firmes de réaliser un profit.

Alchian avait alors beau jeu dans son commentaire de rappeler à Penrose que les analogies ne sont pas toujours valables : « La concurrence dans deux domaines, la biologie et l’économie, ne doit pas être forcément identique » (Alchian, 1953, p. 601). La critique de Penrose était cependant juste sur le fond et nous suivons Vromen sur ce point : les entrepreneurs étaient probablement plus enclins à adopter des comportements tendant à être profitables que l’inverse, un fait qui est perdu si on se désintéresse, comme le fait Alchian, des comportements intentionnels des entrepreneurs (Vromen, 1995, p. 27).

Quant au traitement différent de la rationalité qu’il attribuait à l’entrepreneur et à l’économiste professionnel, Alchian répondit à Penrose en employant cette fois‑ci une analogie sportive : « Un entraîneur de football sait que la condition de la victoire est de marquer plus de points que son opposant. Est‑ce que savoir cela implique que l’entraîneur puisse savoir comment cela peut être accompli ? Définir une condition désirée n’est pas la même chose que de savoir comment remplir cette condition ». (Alchian, 1953, p. 602).

Enke répondait sur le même point, à l’aide d’un argument différent. Il indiquait que la sélection naturelle économique (qu’il appelait « l’analyse de la viabilité ») avait une ambition moindre que celle que lui avait prêtée Penrose. L’analyse de la viabilité permettait simplement aux économistes de dériver des prescriptions valables en toutes hypothèses sur l’impact d’une variation de tel paramètre économique sur la composition agrégée d’une industrie 182 . En revanche, sur le destin d’une entreprise particulière, cette même analyse n’impartissait pas à l’économiste davantage de connaissance qu’à un entrepreneur.

Dans sa réponse, Penrose mis en avant les difficultés empirique, théorique et pratique qu’il y aurait à justifier l’existence d’une économie concurrentielle en se plaçant dans le cadre du modèle d’Alchian et Enke, c’est‑à‑dire sans nécessaire recherche du profit par les entrepreneurs. Si l’on se détachait de l’analogie biologique, on pourrait selon Penrose remettre au centre de l’analyse la motivation des comportements, explicitement jugée dispensable dans l’analyse d’Alchian. La prise en compte de ces comportements, spécifiquement culturels et donc irréductibles à un modèle inspiré de la biologie, serait alors la justification majeure d’une maximisation du profit au sein des firmes, et donc d’une économie concurrentielle. On éviterait aussi le problème de la rationalité « limitée » reconnue par Alchian aux entrepreneurs, tandis qu’il attribuait des capacités intactes de rationalité aux économistes marginalistes. En effet, pourquoi les économistes ne seraient‑ils pas alors les meilleurs des entrepreneurs ? Penrose ne s’avouait pas convaincue par l’analogie (sportive) d’Alchian :

‘Prenez son exemple de l’entraîneur de football. Si la condition pour gagner est simplement la définition de la victoire, alors bien sûr nous n’allons nulle part. Mais si l’entraîneur sait quel type d’équipe ou quel type de comportement permet de gagner, peut‑on sérieusement prétendre qu’il n’a pas la moindre idée de comment ce type d’équipe ou d’action pourrait être obtenu (même s’il n’en est pas lui‑même capable) ? Si l’omniscience des économistes s’étend au type de firme ou de comportement qui peut survivre, c’est jouer sur les mots que d’insister qu’il ne peut pas donner de conseil sur comment ce type peut être obtenu. (Penrose, 1953, p. 608) 183 .’

En prenant du recul, on peut être surpris par l’intensité de ce débat sur la validité de l’analogie biologique dans la théorie de la firme, quand le meilleur test de la cohérence du réseau des liens analogiques aurait pu être un test empirique et analytique de la validité des conclusions d’Alchian 184 . Le contexte intellectuel de l’époque fournit des éléments d’explication sur ce point. Dans l’après‑guerre, les références à l’évolutionnisme en sciences sociales étaient considérées de façon très négative et tombaient sous une dénomination infâmante : le « darwinisme social ». Nous suggérons que les critiques adressées par Penrose aux analogies biologiques en économie faisaient écho à ce climat intellectuel, bien différent de celui que nous connaissons aujourd’hui : de façon directe à travers ses références au Social Darwinism de Richard Hofstadter, et plus indirectement par sa lutte contre le maccarthysme à l’Université de Johns Hopkins.

Notes
182.

Cette défense de l’analyse de la viabilité est donc semblable à celle de l’analyse marginale par Machlup (1946, pp. 520‑521 ; 1955), qui lui assigne le rôle de formuler des énoncés de statique pure et de statique comparative (Mongin, 2000).

183.

 « Consider his example of the football coach. If the condition of winning is merely the definition of winning, then of course we get nowhere. But if the football coach knows what type of team or type of behavior can win, can one seriously argue that he can have no idea as to how the required type of team or action could be achieved (even though he himself might not be able to achieve it)? If the omniscience of the economists extends to the type of firm or behavior that can survive, it is mere quibbling to insist that he cannot advise as to how that type may be achieved ».

184.

Ce qu’Alchian réclamait (Alchian, 1953, p. 602), et ce que Winter puis Nelson et Winter entreprendront (voir chapitre suivant).