5.1.2. La portée conservatrice d’une analogie

Le repoussoir du darwinisme social

La critique des analogies biologiques par Penrose arrivait à un moment très favorable pour que son argument porte. En effet, comme nous l’avons évoqué dans le chapitre introductif, le début des années 50 était un moment‑clé dans l’historiographie du darwinisme social, l’impact du Social Darwinism d’Hofstadter se faisant pleinement sentir dans les sciences sociales anglo‑saxonnes (voir supra, p. 22, et Figure 1). Penrose saisissait un trait dominant du climat intellectuel contemporain, qui permettait de ranger sous une même étiquette infamante, celle du totalitarisme et des idéologies réactionnaires, toute référence à la biologie dans les discours sur les sociétés humaines 185 . Que l’argument d’Alchian, malgré ses imperfections logiques, ait été une tentative d’application de principes darwiniens et statistiques à la théorie de la firme, sans adjonction d’un ton d’inévitabilité ou de prescriptions sociales conservatrices, n’y changeait rien. Il était de fait interprété comme le dernier avatar d’une longue série de déterminismes biologiques évoqués par les grands capitalistes du tournant du siècle :

‘Abandonner le développement [des firmes] aux lois de la nature détourne l’attention de l’importance des décisions et des motifs humains, ainsi que des problèmes d’éthique et de politique publique, et entoure la question entière de la croissance de la firme d’une aura de « naturalité » et même d’inévitabilité. [Poursuite en note de bas de page :] Ce n’est pas le moindre des effets que ce genre de raisonnement vienne ajouter la « loi de la nature » à la défense du statu quo. Voir la discussion de Richard Hofstadter dans son Social Darwinism in American Thought […] et la citation (p. 31) qu’il donne de John D. Rockefeller : « La croissance d’une firme de grande taille est simplement une question de la survie du plus apte […] La rose ‘American Beauty’ ne peut être produite avec la splendeur et la fragrance qui réjouit celui qui la possède qu’au prix du sacrifice des boutons précoces qui grandissent autour d’elle. Ce n’est pas une tendance diabolique à l’œuvre dans les affaires. C’est simplement l’accomplissement d’une loi de la nature et d’une loi de Dieu », (Penrose, 1952, p. 809) 186 .’

Le choix de ce passage du Social Darwinism d’Hofstadter et cette citation de Rockefeller sont très significatifs. En effet, Bannister (1979, p. 134) montre que cette citation (qui est de John Rockefeller Junior, et non de son père) était répétée à l’envi depuis le début du vingtième siècle, alors même qu’elle ne pouvait être jugée représentative d’un état de l’opinion des hommes d’affaires de l’époque (Wyllie, 1959). Mais en donnant l’impression qu’accepter une relation entre biologie et sciences sociales signifiait faire alliance avec le capitalisme le plus conservateur, une telle citation jouait un rôle disproportionné, encore en 1952. On comprend en effet qu’avec cette référence, l’analogie biologique est réfutée ici sur un terrain qui n’est pas celui d’Alchian : ce n’est pas sa portée explicative dans la théorie de la firme qui est mise en cause, mais le fait que des couches de la société se la soient appropriée pour défendre des vues conservatrices. Pourtant, la citation de Rockefeller était vieille de quelque cinquante ans, l’ouvrage d’Hofstadter était une étude d’histoire sociale qui situait l’apogée de l’influence du darwinisme social au tournant du siècle. L’analogie biologique manipulée par Alchian était une réponse née d’un débat sur le marginalisme dans la théorie de la firme, sans lien avoué avec les applications antérieures, conservatrices, de conceptions biologiques aux sociétés humaines. Pourquoi Penrose réactivait‑elle alors une telle lecture en 1952 ?

Notes
185.

 C’était un très dominant, mais non hégémonique. D’autres voies de rapprochement entre sciences naturelles et sociales, explorées à la même époque, ne subissaient pas le même opprobre. La cybernétique en particulier, qui élaborait des systèmes où la frontière entre l’homme et la machine s’effaçait, ne fut pas présentée par ses détracteurs comme un déterminisme biologique, sans doute parce qu’elle se présentait davantage comme un « technologisme » que comme un naturalisme.

186.

« [T]o abandon their development to the laws of nature diverts attention from the importance of human decisions and motives, and from problems of ethics and public policy, and surrounds the whole question of the growth of the firm with an aura of ‘naturalness’ an even inevitability. [footnote] : Not the least of the effects of this kind of reasoning is to bring ‘natural law’ to the defense of status quo. See the discussion in Richard Hofstadter, Social Darwinism in American Thought… and the quotation he gives from John D. Rockfeller : ‘The Growth of a large business is merely a survival of the fittest… The American Beauty rose can be produced in the splendor and fragrance which bring cheer to its beholder only by sacrificing the early buds which grow up around it. This is not an evil tendency in business. It is merely the working out of a law of nature and a law of God ».