L’écho du maccarthisme

Sur le campus de l’Université Johns Hopkins, où Penrose accomplissait sa thèse sous la direction de Fritz Machlup, l’atmosphère était très particulière au début des années 50 187 . La House Committee on Un‑American Activities (HUAC), une commission d’enquête constituée de parlementaires et réunie de façon permanente par une décision de l’administration Truman, multipliait les auditions de citoyens suspectés de « sympathies communistes ». Ces auditions n’épargnaient pas le milieu académique. À Johns Hopkins, le sinologue Owen Lattimore fut mis en accusation en 1950 par la commission sénatoriale McCarran ; l’enquête contre Lattimore et le mouvement de soutien suscité devint un des épisodes les plus retentissants du maccarthysme.

Comme l’explique Ellen Schrecker dans No Ivory Tower (1986), il était rare qu’un professeur visé par une commission d’enquête sénatoriale soit soutenu publiquement par un comité de soutien, dans la mesure où ses membres se voyaient immédiatement suspectés à leur tour de sympathies communistes, ce qui signifiait une carrière très certainement gelée, voire interrompue. Dans le cas de Lattimore, ses anciens étudiants et même ses anciennes secrétaires eurent des difficultés à retrouver un emploi (Ibid., p. 166). À partir de 1950, Penrose et son mari E.F. (« Pen ») jouèrent un rôle central dans la défense de Lattimore 188 . Edith Penrose occupait le poste très exposé de secrétaire du « Lattimore defense fund » 189 , ce qui lui fut vraisemblablement fatal sur le plan professionnel 190 . La fin des poursuites contre Lattimore en 1955 coïncide d’ailleurs avec le départ des Penrose en congé sabbatique pour l’Australie, en raison de leur désenchantement profond pour les États‑Unis. Les Penrose ne revinrent jamais y vivre ; en cela leur parcours est assez semblable à celui d’autres intellectuels ayant été victimes du maccarthysme (Best et Garnsey, 1999, p. F198 ; Schrecker, 1986, pp. 291‑302) 191 .

Selon nous, cet élément de contexte permet une meilleure appréciation du rejet des analogies biologiques par Penrose quand, comme nous allons maintenant le voir, sa propre conception de la théorie de la croissance de la firme aurait pu l’encourager à développer de telles analogies. Les références de Penrose à la portée conservatrice des analogies biologiques faisaient écho à deux éléments‑clés du contexte historique contemporain. Le « darwinisme social » se consolidait comme expression courante désignant les prétentions scientifiques et naturalisantes d’un capitalisme débridé. En parallèle, la croisade anti‑communiste du maccarthysme, qui sévissait dans la société et sur les campus américains, était un rappel à Penrose et au lectorat auquel elle s’adressait que le conservatisme était un danger réel y compris dans le monde universitaire. La condamnation de la sélection naturelle économique d’Alchian pouvait alors sembler, indépendamment des intentions de celui‑ci, un avertissement nécessaire à adresser aux économistes séduits par des arguments biologiques 192 .

Notes
187.

Penrose (1914‑1996) obtint son B.A. en économie à l’Université de Berkeley en 1936, et occupa des emplois de travailleur social les deux années suivantes. En 1939, elle accepta un poste au Bureau International du Travail à Genève. Lors de ce séjour, elle aida des Juifs à fuir hors d’Allemagne. En 1941, alors que son mari était nommé conseiller économique auprès l’ambassadeur américain à Londres, Penrose était nommée son assistante spéciale avec la tâche (que lui avait confiée Eleanor Roosevelt) de rédiger un rapport sur les conditions sociales en Grande‑Bretagne. Après un passage aux Nations Unies en 1945, Penrose intégra l’Université Johns Hopkins. La thèse de Penrose portait sur le système international de brevets, que Machlup intégrait dans un projet plus vaste portant sur l’économie de la connaissance. C’est dans ce cadre que Penrose fit une étude de terrain de l’entreprise Hercules Powder, ce qui la mena à s’intéresser plus particulièrement à la théorie de la firme (Penrose, 1959 ; Best et Garnsey, 1999, p. F198 ; Penrose et Pitelis 1999).

188.

Lattimore était un ami de la famille Penrose. E. F. Penrose était un des organisateurs du Lattimore defense fund (Perran Penrose, courriel à l’auteur, 26 février 2007).

189.

La fonction d’Edith Penrose est mentionnée sur l’en‑tête d’un appel à contribution au Lattimore Defense Fund en annexe d’une lettre de Machlup à Boulding : Machlup à Boulding, 1er février 1953, Boîte 5, Dossier « May 1953 », KEB. Sur le Lattimore Defense Fund et la désapprobation qu’il suscita de la part de l’administration de Johns Hopkins, voir l’ouvrage de Lionel Lewis consacré à l’affaire (1993, pp. 150‑157) et la biographie de Lattimore par Robert Newman (1992, pp. 437‑440).

190.

Il est probable qu’Edith Penrose fit l’objet d’une enquête du FBI : « La création du Lattimore defense fund ouvrit de nouvelles perspectives d’investigation au FBI. […] Les enquêteurs du Ministère de la Justice étaient sûrs d’y trouver la trace du parti communiste quelque part. Le FBI ouvrit donc une nouvelle enquête, cette fois‑ci sur les relations subversives de Boas, des trois conseillers du fond, du trésorier, et de tous les contributeurs aux fonds qu’ils pouvaient trouver. Avant la fin de l’enquête, les documents accumulés occupaient tellement de place que le FBI dû ouvrir une enquête sous un nouvel intitulé, ‘Owen Lattimore Defense Fund – IS‑C,’ et un nouveau numéro de dossier, 100‑400471 ». (Newman, 1992, p. 439).

191.

Le départ définitif des États‑Unis des Penrose se fit en 1959, après de longues absences en congés sabbatiques. (Penrose et Pitelis, 1999).

192.

On peut noter la présence dans l’entourage immédiat de Penrose de deux chercheurs eux aussi engagés contre le maccarthysme : Machlup, son directeur de thèse, était un des rares économistes à s’être publiquement exprimé contre le maccarthysme, dans le Bulletin of the American Association of University Professors (Machlup 1955). Il y défendait le point de vue (extrêmement minoritaire à l’époque) que la liberté d’expression académique devait protéger les enseignants, non seulement lorsqu’ils étaient accusés sans preuve d’être communistes, mais également lorsqu’ils étaient réellement communistes (Eisner 1978). Bentley Glass, un biologiste de l’entourage des Penrose, et qu’elle remerciait en introduction de son article, était un généticien de premier plan (il était alors le directeur de publication associé du Quarterly Journal of Biology, dont il deviendra ensuite directeur) et lui aussi un des très rares scientifiques de sa discipline publiquement engagés contre le maccarthysme (Wolfe, 2003 ; Erk, 2005 ; Schrecker, 1986, pp. 331‑335). Une correspondance entre Glass et les Penrose semble exister et serait disponible à l’American Philosophical Society, où les archives de Glass sont conservées (Wolfe, courriel à l’auteur, 23 août 2007), nous prévoyons de l’examiner. Les archives de Penrose, en cours de classement, ne sont pas encore disponibles.