5.2.1. La théorie de la firme centrée sur les ressources

Dans son ouvrage majeur, Penrose étudiait la croissance de la firme en rappelant qu’il s’agissait d’une question différente de celle de la taille des firmes (Penrose, 1995, p. 1). Cette dernière question était bien sûr au cœur de la réflexion économique sur la détermination du pouvoir de marché, les grandes firmes pouvant exercer une pression monopolistique sur les petites firmes. Penrose s’intéressait moins aux états qu’aux déterminants de la transition d’une taille à une autre. En d’autres termes, elle étudiait la dynamique de la firme, en prenant soin de ne pas la définir par une succession d’états discrets liés fonctionnellement, mais en recherchant à mettre en valeur les aspects qualitatifs de cette dynamique.

L’insistance sur cette distinction était une réaction à la théorie néoclassique de la firme, qui avait donné un rôle prépondérant au marché dans la théorie de la firme, réduisant celle‑ci à une « boîte noire » réagissant passivement aux mouvements des prix des facteurs de production et de la demande adressée à ses produits. Penrose ne réfutait pas l’approche néoclassique et proposait de voir son approche comme servant des buts complémentaires : elle se concentrait essentiellement sur les caractéristiques internes à la firme, faisant de sa croissance le résultat d’un processus avant tout endogène. Dans ce cadre, la taille de la firme devenait un simple « sous‑produit » (Ibid., p. 2) du processus de la croissance de la firme.

Penrose définissait la firme comme une structure administrative intégrée, dont le modèle était la firme industrielle aux activités interdépendantes en constants ajustements mutuels, à l’opposé de la holding, dont les entités sont fonctionnellement indépendantes et immédiatement séparables. La firme gère des ressources, dont elle exploite les services en cherchant à maximiser son profit. Ces ressources ne sont pas synonymes des facteurs de production traditionnels : Penrose souligne que ce sont les services rendus par les ressources qui sont incorporés dans le processus de production, indépendamment du devenir de la ressource elle‑même (Ibid., p. 25). L’existence de complémentarités dans le processus de production entraîne une sous‑utilisation de certaines ressources. En effet, une ressource acquise pour le service principal qu’elle peut rendre est également capable de rendre d’autres services. Dans son étude de Hercule Powder, Penrose notait que la spécialité initiale de l’entreprise était la fabrication d’explosifs, dont la production n’implique pas de procédé chimique. Cependant, la production d’ammoniaque, dont l’acide nitrique est un dérivé utilisé dans la fabrication d’explosifs, est obtenue par un procédé chimique de raffinage. Ainsi, la production d’ammoniaque fut utilisée par l’entreprise pour développer ses compétences dans le raffinage, une activité subsidiaire à son activité principale, mais fondamentale dans la production pétrochimique (Penrose, 1959, p. 12), ce qui lui permit de se diversifier dans cette dernière industrie.

La croissance de la firme découle donc de l’incitation pour les entrepreneurs présents dans la firme à utiliser les services inutilisés de ressources, au coût d’opportunité nul. Ces nouvelles activités, une fois développées, entraînent la formation de nouveaux effets de complémentarité et induisent de nouvelles incitations à poursuivre la croissance.

Penrose identifie donc un mécanisme auto‑entretenu à la croissance de la firme. La magnitude de cette croissance est déterminée en partie par la qualité des services entrepreneuriaux possédés par la firme, à double titre. L’ingéniosité et la capacité d’intuition des entrepreneurs de la firme permettent de détecter les innovations susceptibles d’exploiter les ressources inutilisées de la firme. Penrose insiste qu’elles déterminent également l’efficacité à mobiliser les ressources (financières, etc.) présentes à l’extérieur de l’entreprise.

Pour détecter, mettre en œuvre et intégrer les nouvelles activités à l’organisation préexistante, les entrepreneurs doivent s’appuyer sur des services managériaux. Or, ces services sont en offre limitée, puisqu’il y a « un maximum physique au nombre de choses qu’un individu ou un groupe peuvent faire ». (Penrose, 1995, p. 45). Ainsi, « les capacités du personnel managérial existant fixent nécessairement une limite à l’expansion de cette firme sur n’importe quelle période de temps, parce que c’est une lapalissade de dire qu’on ne peut pas aller sur le marché du travail pour embaucher un tel personnel ». (Ibid., pp. 45‑46). La limite au taux de croissance soutenable d’une firme est interne à l’organisation. Cet aspect endogène du processus de croissance de la firme a conduit certains commentateurs à considérer que la théorie de Penrose était évolutionnaire, ce qui serait ironique (Foss, 1998, p. 483n) compte tenu de son opposition aux analogies biologiques. Nous allons examiner cette incohérence supposée.