Critique de l’interprétation évolutionnaire de la théorie penrosienne

Une théorie évolutionnaire a pour « moteur » les variations au sein d’une population d’entités (population thinking). Elle décrit la transformation d’un système qui doit avoir l’échelle d’une population. À cet égard, les contributions d’Alchian et de Nelson et Winter, focalisées sur le devenir des firmes et de l’industrie auxquelles elles appartiennent, sont clairement évolutionnaires. Elles s’intéressent à des populations de firmes, et l’« évolution » est alors comprise comme la modification de la composition de l’industrie au cours du temps, plutôt que la transformation d’une firme au cours du temps. En d’autres termes, dans ce type d’analyse, le destin individuel de la firme est ou bien complètement déconsidéré (Alchian), ou bien résumé à quelques caractéristiques fondamentales identiques aux autres firmes (degré d’innovation, choix de politique de financement, etc.) – même si leurs valeurs individuelles peuvent varier (Nelson et Winter, 1982, voir infra).

Penrose n’a pas développé une telle théorie, car elle estimait que raisonner à une telle échelle masquait inutilement le rôle de l’intentionnalité humaine (Penrose, 1952, 1953). Ce désintérêt pour une théorie évolutionnaire à l’échelle de l’industrie est manifeste lorsqu’elle justifie l’emploi d’une définition étroite de l’entrepreneur :

‘Le terme « entrepreneur » tout au long de cette étude est utilisé dans un sens fonctionnel pour désigner les individus ou les groupes au sein d’une firme qui fournissent des services entrepreneuriaux, quel que soit leur poste ou la classification de leur activité. […] L’entrepreneur schumpetérien, bien qu’il soit plus haut en couleur et identifiable, et une personne trop spectaculaire pour les buts qui sont les nôtres. Schumpeter s’intéressait au développement économique et son entrepreneur était un innovateur du point de vue de l’économie tout entière ; nous nous intéressons à la croissance des firmes, et ici l’entrepreneur est un innovateur du point de vue de la firme, pas nécessairement du point de vue de l’économie tout entière. (Penrose, 1995, pp. 31n, 36n), nous soulignons 196 .’

Le fait que Penrose élabore un mécanisme cumulatif et interne de croissance à la firme ne peut donc être pris pour un signe infaillible que sa théorie est évolutionnaire. Pour apporter maintenant une caractérisation positive de la théorie penrosienne, il peut être utile de débuter en distinguant deux formes d’endogénéité.

Lorsqu’il est dit que la définition fondamentale d’un processus d’évolution est la transformation endogène d’un système 197 , c’est avant tout pour distinguer l’évolution d’un système de sa modification entraînée par des chocs aléatoires sans conséquences irréversibles, cumulatives, auto renforçantes. Pour autant, cela ne permet pas de ranger toutes les théories décrivant un processus endogène sous l’étiquette générale de théorie évolutionnaire. Cette dernière désigne une transformation d’une population : l’endogénéité désigne ici les modifications de la composition de la population. Mais la théorie évolutionnaire reste muette sur le destin particulier des entités individuelles composant la population (si ce n’est qu’elles « naissent, » accumulent ou désaccumulent du profit, et « meurent »). Lorsque Penrose évoquait le changement endogène, elle se référait spécifiquement à ces processus internes à la firme justement négligés par une théorie évolutionnaire.

Penrose restait focalisée sur le destin individuel des firmes, et le processus d’évolution endogène qu’elle identifiait pour celles‑ci n’avait à ses yeux aucune portée pour l’analyse du devenir de l’industrie – et a fortiori, de l’économie tout entière. Ce point est bien illustré par Gioacchino Fazio et Michel Quéré (1999), qui notent la façon dont Penrose reprend à sa façon l’analogie marshallienne de l’arbre et de la forêt – la forêt est simplement absente :

‘Le problème [des déterminants de la croissance de la firme] n’est pas très éloigné du problème du diagnostic des perspectives de croissance d’un arbre, par exemple. Après examen, on peut en venir à dire, par exemple, que l’arbre ne grandira pas à moins que certaines conditions identifiables ne soient corrigées et que certaines conditions environnementales ne soient satisfaites – mais on ne peut jamais certifier à l’avance si l’arbre va survivre ou non à toutes les vicissitudes, et comment celles‑ci vont affecter sa croissance. Le prochain hiver pourra être rude, les pluies printanières peuvent ne pas survenir, ou il peut être victime de maladie. (Penrose, 1959, pp. 7‑8) 198 .’

À quel type d’évolution Penrose se référait‑elle ? En suivant la taxonomie présentée dans notre introduction, nous proposons que Penrose développait une théorie évolutionniste, c'est‑à‑dire qu’elle faisait du développement de la firme un processus révélant des potentialités inscrites dès l’origine du processus de croissance.

Notes
196.

« The term ‘entrepreneur’ throughout this study is used in a functional sense to refer to individuals or groups within the firm providing entrepreneurial services, whatever their position or occupational classification may be. […] The Schumpeterian ‘entrepreneur’, though more colourful and identifiable, is too dramatic a person for our purposes. Schumpeter was interested in economic development and his entrepreneur was an innovator from the point of view of the economy as a whole; we are interested in the growth of firms, and here the entrepreneur is an innovator from the point of the firm, not necessarily from the view of the economy as a whole ».

197.

Ou « auto‑transformante » [self transforming] (Witt, 2003, p. 37).

198.

« The problem is not unlike the problem of diagnosing the prospects of, say, a tree. Upon examination, one can say, for example, that the tree will not grow unless certain identifiable conditions are corrected and certain environmental conditions satisfied—but one can never verify in advance whether the tree will or will not survive all possible vicissitudes and how they will affect its growth—the next winter may be severe, the spring rains might fail, or blight may set in ».