Une théorie évolutionniste et sociale

Hodgson rappelle qu’une telle théorie évolutionniste en biologie correspond à l’ontogénie de l’organisme individuel, qui se développe « à partir d’un ensemble de gènes donnés et permanents. Son environnement affectera également son développement, mais néanmoins la croissance de l’organisme est le résultat des instructions des gènes. Ainsi, les gènes représentent un ensemble donné de possibilités développementales (dépendant de l’environnement) », (Hodgson, 1993, p. 40). Cette théorie évolutionniste n’accepte pas uniquement une interprétation biologique, et Hodgson précise que « le terme génétique est employé [ci‑dessus] dans son sens originel, avant qu’il ne soit approprié par la biologie ; une théorie ‘génétique’ est une explication causale détaillée s’appliquant aux interactions des unités fondamentales d’un système », (Ibid.).

La théorie de la croissance de firmes de Penrose est précisément une telle théorie évolutionniste, où les « ressources » jouent le rôle de ces instructions de base qui encadrent les possibilités de développement de la firme. Il y a en effet une parenté étroite entre la théorie développée par Penrose et les concepts‑clés d’une conception de la croissance d’un organisme en biologie : l’explication de la croissance de la firme par des causes internes plutôt que par un jeu de forces externes, l’insistance sur les processus de transformation qualitative plutôt qu’additifs, l’importance accordée aux effets de mémoire, et même le développement analysé en « stades » dans ce qui s’apparente à un cycle de vie :

‘À mesure qu’une firme industrielle croît, elle peut atteindre un point où elle est devenue si imposante, la décentralisation de ses activités si grande, et l’indépendance de ses composantes si complètes, que l’on doit aussitôt se demander sérieusement si l’ensemble devrait être traité comme une firme unique. Ainsi, on pourrait être dans la position anormale de traiter une ‘firme’ particulière comme firme à proprement parler, au sens économique, seulement au milieu de sa vie – au début elle a pu être seulement un assemblage amorphe, et plus tard dans sa vie elle a pu redevenir une organisation sans forme recevant des paiements et versant des fonds à des organisations fonctionnant de façon quasi‑indépendante, mais ne remplissant plus vraiment les fonctions administratives d’une firme industrielle. (Penrose, 1995, p. 190) 199 .’

Penrose, qui réitérait à maints endroits ses critiques de l’analogie biologique, admettait cependant dans la définition même de sa démarche :

‘L’approche de la croissance a été jusqu’à maintenant présentée sous une forme systématique uniquement par les ‘économistes biologiques’ – ceux qui voient les firmes comme des organismes et concluent qu’elles croissent comme des organismes. Cette variante de l’approche de la croissance ne laisse pas de place à la motivation humaine, ni à la décision humaine consciente, et je pense qu’elle doit être rejetée pour cette raison. […] Je veux ici suggérer une approche de la croissance alternative qui, en commun avec la variante biologique, insiste sur le fait que les firmes ont une prédisposition à croître, inhérente à leur nature, mais qui, par contraste, rend cette croissance dépendante de la motivation humaine – dans le cas habituel, la quête du profit par l’entrepreneur. (Penrose, 1955, p. 531) 200 .’

La distinction sur laquelle Penrose appuyait son rejet des analogies biologiques peut sembler ténue : après tout, quelle est la différence en pratique entre un modèle qui suppose que les entrepreneurs tentent de maximiser leur profit, et un modèle qui suppose que les organismes ont une tendance inhérente à maintenir leur survie et à croître, si la condition de profits non négatifs est précisément une condition de survie de la firme‑organisme. Cette différence entre un modèle évolutionniste biologique et social se révélait pourtant sur un point crucial, qui était encore une fois le rôle de l’intentionnalité humaine.

Les ressources de la firme représentent bien les « potentialités » de développement dans un modèle évolutionniste. Mais ces potentialités sont également définies par l’interaction des ressources avec l’environnement de la firme. Or, contrairement à une scène naturelle, l’environnement d’une firme n’est pas une « donnée » :

L’environnement n’a pas été traité comme un ‘fait’ objectif, mais plutôt comme une ‘image’ dans l’esprit de l’entrepreneur ; la justification pour cette procédure est que ce n’est pas l’environnement ‘en tant que tel,’ mais plutôt l’environnement tel que le perçoit l’entrepreneur, qui est pertinent pour ses actions. […] Nous avons trouvé que ce que l’entrepreneur voit dans son environnement, et sa capacité à en tirer avantage, sont conditionnés par les types et les montants de services productifs existant dans la firme avec lesquels il est habitué à travailler. (Penrose, 1995, p. 215) 201 .’

Cette constatation était particulièrement bien illustrée dans l’étude de cas d’Hercule Powder. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la firme avait développé une gomme de cellulose (CMC) aux propriétés intéressantes, mais sans application industrielle évidente. Des annonces publicitaires furent placées dans les journaux professionnels, demandant « Que voyez‑vous dans le CMC ? », et une demande pour le produit finit par s’exprimer (Penrose, 1959, pp. 8‑9).

Ce caractère subjectif des « opportunités productives » de la firme (Penrose 1995, p. 31) empêchait d’« expliquer de façon adéquate le comportement des firmes ou de prédire la probabilité de succès simplement en examinant la nature des conditions environnementales » (Ibid., p. 42) 202 . Cela invalidait la sélection naturelle économique d’Alchian, mais aussi sa variante ultérieure présentée par Becker (1962). En effet dans les deux cas, la survie de la firme est déterminée par la rencontre des caractéristiques objectives de la firme et de l’environnement dans lequel elle évolue, sans que le rôle déterminant de la capacité des entrepreneurs à modifier leur environnement ne soit pris en compte 203 .

L’évolutionnisme de Penrose était donc distinctement social, en ce qu’il admettait que la trajectoire de développement d’une firme n’était que faiblement contrainte par des déterminants physiques (ses ressources, et les effets de complémentarité entre elles). Ceux‑ci sont surdéterminés par des facteurs psychologiques et socioculturels, tels que l’influence de la publicité sur la création d’une demande pour un produit, ou le charisme d’un entrepreneur qui lui permet de lever des fonds plus facilement qu’un autre (Penrose, 1995, p. 38).

La condamnation des analogies biologiques par Penrose répondait donc à des motifs complexes, qui ne restent que partiellement exprimés dans son article de 1952. Sa réprobation n’était pas le résultat d’un argument prouvant que la théorie de la sélection naturelle était foncièrement inadéquate pour l’analyse de questions économiques – les faiblesses de l’analogie qu’elle relevait pouvaient être prises en compte (et elles le furent ultérieurement par Nelson et Winter). Penrose n’établissait pas non plus précisément pour quelles raisons les analogies biologiques introduisaient une modalité conservatrice au discours économique ; elle évoquait simplement la propension à une telle dérive. Comme nous l’avons vu, sa critique avait pour origine la conviction, largement acceptée dans le milieu universitaire de l’époque, que les analogies biologiques en sciences sociales appartenaient à une époque révolue du développement des sciences. Cette conviction était soutenue par la parution récente du Social Darwinism d’Hofstadter, qui avait fait du « darwinisme social » le repoussoir de tout rapport entre biologie et sciences sociales.

Penrose ne jetait à aucun moment l’opprobre sur Alchian en le qualifiant de « darwiniste social, » mais le lecteur la comprenait très bien lorsqu’elle remarquait, en évoquant la sélection naturelle économique, qu’« on pourrait en dire long sur cette résurrection d’une vieille approche aux affaires humaines », (Penrose, 1952, p. 811). L’argumentation de Penrose était enfin soutenue par sa propre expérience de la guerre mondiale, qui l’avait confrontée directement à la réalité d’un régime totalitaire persécutant des peuples en se prévalant d’une « science biologique ». De façon plus contemporaine encore, son combat contre le maccarthysme à Johns Hopkins a pu l’encourager à penser que le milieu universitaire était loin d’être immunisé des méfaits de vues réactionnaires – et qu’une attitude vigilante dans ce domaine était nécessaire.

Pour autant, sa propre théorie de la croissance de la firme admettait un parallèle avec une théorie de l’évolution en biologie. Il ne s’agissait pas de la théorie évolutionnaire, mais plutôt d’une théorie du développement évolutionniste, qui avait des points communs avec la théorie du développement d’un organisme en biologie. Le refus par principe des analogies biologiques de Penrose ne contribuait cependant pas à mettre le parallèle en évidence, et il n’affleure explicitement que par endroits, comme par inadvertance. De façon plus fondamentale, ce parallèle entre évolutionnisme biologique et social était sérieusement remis en cause par l’approche subjectiviste de Penrose, qui ne reconnaissait pas le déterminisme des facteurs « naturels » de l’environnement de la firme, ou les ressources des firmes.

La conception « sociale » de l’évolutionnisme de Penrose apparaissait présenter une limite, s’agissant de la portée de ses applications. Si c’est le talent de ses entrepreneurs, ou la stratégie particulière d’une firme à un moment donné et dans un contexte donné, qui détermine son développement, alors il semble difficile de pouvoir formuler des énoncés généraux sur le développement des firmes. L’article de Penrose sur Hercule Powder montre que cette limite pouvait être contournée par l’élaboration d’études de cas soigneuses. La connaissance acquise par les études de cas n’est certes pas synthétique, mais ces études ont un caractère exemplaire et démonstratif qui peut stimuler la réflexion stratégique pour d’autres firmes, même si les contextes industriels sont très différents. Nous allons maintenant étudier comment l’invention d’un évolutionnisme « social, » stimulé par une même relation de faible intensité entre économie et biologie, pouvait déboucher sur des propositions de modélisation très abouties.

Notes
199.

« [A]s an industrial firm grows it may reach a point where it has become so large, the decentralization of its activities so great, and the independence of some of its parts so complete, that we must at once seriously question whether the whole should be treated as a single firm. Thus we may be in the anomalous position of treating a particular ‘firm’ as properly a firm in the economic sense only in the middle of its life – in the beginning it may have been only an amorphous combine, and in the later part of its life it may again become a somewhat shapeless organization receiving payments and disbursing funds to numerous virtually independent operating organizations but hardly fulfilling any administrative function as an industrial firm ».

200.

« [T]he growth approach has so far been expounded in any systematic form only by the ‘biological economists’ – by those who view firms as organisms and conclude that they grow like organisms. That variant of the growth approach leaves no room for human motivation and conscious human decision and I think should be rejected on that ground. […] I want here to suggest an alternative growth approach which, in common with the biological variant, insists that a predisposition to grow is inherent in the very nature of firms, but which, in contrast, makes growth depend on human motivation – in the usual case on the businessman’s search for profits ».

201.

« The environment has been treated not as an objective ‘fact’ but rather as an ‘image’ in the entrepreneur’s mind ; the justification for this procedure is the assumption that it is not the environment ‘as such’, but rather the environment as the entrepreneur sees it, that is relevant for his actions. […] We have found that what an entrepreneur sees in his environment, and his ability to take advantage of what he sees, are conditioned by the types and amounts of productive services existing in the firm and with which it is accustomed to operate ». Voir également Ibid., p. 41.

202.

Penrose indique que c’est sa lecture de The Image de Boulding (1956b) qui précisa sa pensée sur la question de l’approche subjective à l’environnement.

203.

L’argument de Penrose est donc proche de la critique que Israel Kirzner adressait à l’« irrationalité économique » de Becker : la rationalité humaine, dans toutes ses vicissitudes, sont des « sources fructueuses de connaissance » pour expliquer les phénomènes économiques (Kirzner, 1962, p. 385).