La critique de la thèse de Friedman

Au début de ses études doctorales en 1956, Winter orientait son projet de thèse vers une étude empirique des déterminants des dépenses en R&D réalisées par les firmes 206 . Rapidement, il aboutit à des résultats entrant en divergence avec les conclusions de l’analyse marginaliste et bien plus en concordance avec les conclusions des économistes du groupe d’Oxford (voir p. 115 ci‑dessus). Les firmes qu’il étudiait apparaissaient conformer leurs décisions de dépenses de R&D non pas à un critère de maximisation rationnelle de profit, mais plutôt à des règles empiriques (rule of thumb) remises en cause périodiquement. C’est à ce point de ses réflexions qu’il fit la lecture décisive de l’article d’Alchian, qui le « lança véritablement sur la ‘voie’ de l’évolutionnisme » 207 .

La remise en cause de l’hypothèse de maximisation par Alchian fournissait à Winter une caution théorique pour ses résultats. Alchian affirmait que les entrepreneurs n’étaient pas des maximisateurs au sens de l’analyse marginale, ce que Winter constatait effectivement dans ces travaux empiriques. Alchian poursuivait en affirmant que malgré tout, le processus de sélection naturelle tendait à préserver l’existence des firmes réalisant des profits positifs, c’est‑à‑dire celles se conformant, même inconsciemment et par hasard, à la condition d’efficacité énoncée par l’analyse marginale (tarification au coût marginal) – tandis que les firmes moins efficaces disparaîtraient. Sur ce point, Winter était moins sûr qu’Alchian que l’argument de la sélection naturelle économique puisse garantir la survie des seules firmes au comportement optimal. Cependant, quand Winter lu cet article (en 1959), la thèse d’Alchian avait déjà été communément diffusée dans une version souvent appelée la « thèse d’Alchian‑Friedman », qui faisait de la sélection naturelle économique une défense, plutôt qu’une remise en cause, de l’hypothèse de maximisation (voir supra, p. 132).

Winter s’intéressa à l’ouverture laissée par l’article d’Alchian. Dans sa thèse éditée pour publication en 1964, il maintenait que rien ne permettait de décider si « l’argument de la sélection offre un soutien à la théorie conventionnelle de la firme maximisant son profit – ou si, de façon alternative, […] il laisse la porte ouverte à des approches marginalement ou drastiquement différentes au problème de la théorisation sur le comportement des firmes ». (Winter, 1964a, p. 225) 208 .

Winter abandonna donc ses études empiriques sur les dépenses de R&D et réorienta sa thèse vers une transposition de l’argument de la sélection naturelle économique, qu’Alchian avait formulé sous forme littéraire, en un appareil analytique dont les résultats pourraient être estimés. Ainsi, une réponse pourrait être apportée à la question de savoir si la thèse d’Alchian soutenait ou non la conclusion, proclamée par Friedman, que l’économiste pouvait faire « comme si » l’industrie était composée uniquement de firmes maximisatrices (Winter, 1964a, p. 244).

Notes
206.

Sidney G. Winter, né en 1935, accomplit sa formation en économie à Swarthmore College puis à Yale où il obtint son Ph.D. en 1964 avec une thèse sur la sélection naturelle économique.

207.

« [L]’événement réellement important se produisit fortuitement après que j’eus achevé mes cours à Yale. J’avais une bourse d’un an à la Brookings Institution à Washington. Pendant cette période de l’année, l’année académique 1958‑1959, un étudiant qui avait pris le cours doctoral de microéconomie à Yale cette année, je ne me souviens plus qui, descendit de New Haven et m’apporta la liste des lectures requises. Le cours avait été assuré par Jim Tobin cette année‑là, alors que j’avais eu William Fellner. Et Tobin avait l’article d’Alchian dans sa liste de lectures, ‘Uncertainty, Evolution and Economic Theory’ que je n’avais pas encore lu à ce moment‑là [Alchian, 1950]. J’ai commencé à lire les documents cités sur cette liste que je n’avais pas encore lus, et je suis tombé sur l’article d’Alchian, qui s’avéra être un stimulus à point nommé pour ma réflexion. Et c’est ce qui me lança véritablement sur la ‘voie’ de l’évolutionnisme ». Winter cité par Augier (2005, p. 347)

208.

Winter se plaçait donc en quelques sortes dans les pas de Tjalling Koopmans, qui avait remarqué que si c’était un processus évolutionnaire qui était « le fondement de notre croyance en la maximisation du profit, alors nous devrions postuler ce fondement lui‑même, et non la maximisation du profit que ce processus entraîne dans certaines circonstances ». (Koopmans, 1957, pp. 140‑141).