6.1.2. La formation du duo : un intérêt pour le changement économique, mais pas de projet interdisciplinaire

L’influence de Schumpeter

L’ouvrage de Schumpeter qui inspira le plus fortement Nelson et Winter fut Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung (1911), dont la traduction anglaise de 1934 venait d’être rééditée aux presses de Harvard (1955). C’est plus particulièrement le chapitre 2, qui portait sur « Le Phénomène fondamental de l’évolution économique, » qui focalisa l’attention des deux chercheurs 213 .

Schumpeter définissait l’évolution comme une croissance suscitant un phénomène qualitativement nouveau, à la différence d’une simple expansion ou d’une reproduction des phénomènes : « L’évolution prise en notre sens […] ne se rencontre pas parmi les phénomènes du circuit ou de la tendance à l’équilibre, mais […] agit sur eux comme une puissance extérieure. Elle est la modification du parcours du circuit par opposition à ce mouvement ; elle est le déplacement de l’état d’équilibre par opposition au mouvement vers un état d’équilibre », (Schumpeter, 1983, p. 92). Il est important de noter ici que l’évolution est définie sans aucune référence à l’évolution biologique – celle‑ci n’est pas évoquée dans le texte de Schumpeter – ce qui dénote un choix conscient et significatif de Schumpeter. Autrement dit, Schumpeter ouvrait la possibilité d’un évolutionnisme qui ne se traduise pas nécessairement par l’emploi d’analogies biologiques 214 .

Schumpeter faisait donc une distinction stricte entre les activités économiques répétées sans cesse de façon routinière et les activités demandant de s’écarter du chemin connu et coutumier. Selon lui, ces deux types d’activités économiques requéraient deux approches analytiques très différentes.

Les activités routinières pouvaient être modélisées adéquatement grâce à l’analyse statique, où la rationalité des acteurs est supposée. Cette hypothèse de conduite rationnelle des acteurs n’est permise que dans la mesure où la routine a eu le temps de s’installer, où « l’expérience confirme cette conduite quand et parce que les choses ont le temps de faire pénétrer de la logique dans les hommes. Là et dans les limites où cela s’est fait, on peut tranquillement travailler avec cette fiction et élever sur elle des théories ». (Ibid., p. 114). Il est intéressant de noter qu’on retrouve ici l’argument du « long terme, » employé par Enke puis Friedman, qui permet de poser qu’avec suffisamment de temps écoulé, les acteurs tendraient à une adaptation parfaite à leur milieu (ceux qui échouaient étant voués à disparaître), autorisant l’hypothèse d’une population d’exploitants composée uniquement d’individus maximisateurs. Schumpeter précise d’ailleurs sa pensée, en évoquant clairement les concepts de survie et d’adaptation : « Cela n’est vrai que là où des précédents sans nombre ont établi la conduite au cours de dizaines d’années, et au cours de centaines et milliers d’années, lui ont donné ses formes fondamentales, et ont anéanti tout ce qui n’était pas adapté », (I bid.). Au sens de Schumpeter, ce n’est pourtant pas une vision évolutionnaire mais bien le summum d’une situation statique, « où s’impose la vision de l’automate, ou tout marche relativement sans heurt ». (I bid.)

L’évolutionnisme schumpétérien, auquel s’intéressèrent Nelson et Winter à la RAND, correspondait à la situation alternative, celle où le rythme du changement économique provoque « un déplacement de l’état d’équilibre par opposition au mouvement vers un état d’équilibre », (Ibid., p. 92). Ce régime est marqué par l’incertitude, l’irrégularité, la discontinuité. Il est le terrain d’activité des entrepreneurs, doués non pas d’une rationalité optimisatrice, mais d’« initiative, autorité, prévision », (Ibid., p. 108).

Ce double cadre analytique pouvait effectivement séduire Nelson et Winter, en ce qu’il rendait cohérent les deux types d’analyse apparemment contradictoires menées conjointement à la RAND. L’analyse de systèmes devait se cantonner à des sous‑systèmes de dimension suffisamment réduite pour que l’incertitude reste sous contrôle, permettant des prévisions avec une marge d’erreur suffisamment étroite. C’était une façon de reconnaître, avec Schumpeter, l’utilité des modèles d’inspiration mécaniste. En revanche, l’activité d’innovation ne devait pas être soumise à l’analyse de systèmes, car elle était par essence non routinière : c’était avec Schumpeter entrevoir la nature différente, fondamentalement imprévisible, de ce processus.

Ce n’est qu’au deuxième passage de Nelson et Winter à la RAND, après un court épisode au Council of Economic Advisors du président Kennedy (1961‑1963), que Winter élabora un programme de recherche prolongeant explicitement l’analyse évolutionnaire de Schumpeter.Dans une note interne de la RAND en 1968, il proposait un programme « néo-schumpétérien » alternatif au programme néoclassique. Le mémorandum était la retranscription d’un discours prononcé à l’automne 1967 devant des étudiants de Klein au California Institute of Technology 215 . Winter fournit les précisions suivantes :

‘Cette présentation est le résultat indirect du fait qu’il y a quelques mois, Burton Klein est venu m’emprunter mon exemplaire du livre de Schumpeter, The Theory of Economic Development. En comparant nos notes admiratives sur ce livre, Burt raconta l’histoire que Schumpeter avait entrepris d’étudier les mathématiques parce qu’il pensait que sa théorie du développement ne serait jamais prise au sérieux par les économistes théoriques tant qu’il ne l’exprimerait pas mathématiquement. Je répondis qu’à l’évidence Schumpeter avait certainement très bien saisi certaines tendances intellectuelles parmi les économistes théoriques. J’ajoutai que mes propres travaux sur la théorie de la firme pouvaient être vus comme une tentative de fournir une version mathématique de certaines idées de Schumpeter. Et on m’assigna immédiatement la tâche de présenter « une version mathématique de Schumpeter » ou quelque chose dans ce goût. (Winter, 2006, p. 126) 216 .’

L’attachement de Klein à la question de l’incertitude schumpétérienne et l’influence décisive qu’il avait eue sur Winter (et Nelson) lors de son premier séjour à RAND, de 1959 à 1961, se prolongeait donc jusqu’à la fin des années 60. Le cadre schumpétérien de l’analyse présageait d’une mise au second plan de l’analogie biologique 217 .

Dans cette contribution, Winter adoptait clairement une posture dissidente par rapport au modèle néoclassique. Son essai se structurait autour d’une première partie mettant en avant les défauts irrémédiables de la théorie néoclassique de la firme et une seconde partie exposant les éléments principaux d’une vision alternative inspirée directement des deux premiers chapitres du Theory of Economic Development de Schumpeter. La conclusion ne laissait aucun doute :

‘Clairement, ce programme [d’une théorie néo‑schumpétérienne de la firme] est ambitieux, soulevant des questions conceptuelles, théoriques et empiriques d’une grande difficulté. Lorsqu’on construit une nouvelle voie théorique, le succès ne peut être garanti, et un choix plus facile est de suivre l’ancienne voie. La question est combien de temps sommes‑nous prêts à nous contenter d’une théorie qui est simple, au prix d’être simpliste. (Winter, 2006, p. 140) 218 .’

Winter reprochait à la théorie de la firme traditionnelle de décrire la fonction de production comme une simple courroie de transmission entre des d’inputs et des outputs, dont les quantités et les prix sont ce qui intéressent fondamentalement les économistes néoclassiques. D’après Winter, cette vision revenait à ne s’intéresser qu’aux ingrédients dans une recette de cuisine, quand les instructions de la recette sont de toute évidence au moins aussi importantes, en particulier lorsqu’on s’intéresse à l’innovation 219 . Le changement technologique est complètement occulté par la représentation d’un ensemble de production parfaitement limité par la fonction de production. Winter suggérait qu’une représentation plus intéressante des capacités de production de la firme autoriserait une plus grande souplesse dans le degré de connaissances que les firmes seraient supposées détenir ou non.

S’appuyant sur les essais récemment édités du philosophe des sciences Michael Polanyi (1964), Winter soutenait que les connaissances explicites (celles qui peuvent être transcrites dans un manuel, par exemple) ne représentent qu’une part très superficielle des connaissances totales. Le reste est de la connaissance tacite ; elle correspond à une compréhension du monde qui reste inarticulée et personnelle. Les membres de l’organisation sont dépositaires de cette connaissance, qui réside également dans les images que les membres de l’organisation se renvoient les uns les autres.

Cette forme de connaissance tacite, incorporée à la fois chez les individus et dans les liens organisationnels qui les unissent, reste ignorée par une représentation du processus de production sous la forme d’une fonction de production. Selon Winter, cette représentation frustre de l’activité de la firme empêchait de concevoir la nature du changement. En effet, le changement réside bien plus souvent dans une évolution de la connaissance tacite que dans une découverte scientifique, qui viendrait modifier soudainement la fonction de production. Dans ces conditions, la représentation du changement dans la théorie de la firme devait adopter un formalisme affranchi de la fonction de production.

Winter résumait les exigences de cette conception néo‑schumpétérienne en cinq points insistant sur la nécessaire souplesse dans la représentation des connaissances possédées par la firme et sur la gradation dans le degré de nouveauté auquel la firme est confrontée. Le changement est nul quand l’activité est complètement routinière, et de plus en plus incertain à mesure qu’on s’écarte des activités routinières de la firme. Enfin, le changement devrait être pris en compte dans son aspect historique et dynamique car « le futur comportement tout entier d’une firme peut être altéré par les valeurs prises par les prix de marché à un point particulier du temps », (Ibid., p. 140) 220 .

Notes
213.

L’édition française de 1983 sur laquelle nous nous appuyons est une révision de la seconde édition en français de 1935. C’est Burton Klein, qui avait été un étudiant de Schumpeter à Harvard, qui attira l’attention des deux chercheurs sur l’ouvrage (Klein, 1988, p. 127 ; Winter, 2005 ; Winter, communication personnelle, 2006 ; Nelson, 2003).

214.

Voir cependant Fransisco Louçã (2001) qui cite une lettre de Schumpeter du 10 juin 1931 à Ragnar Frisch, dans laquelle Schumpeter exprime sa préférence pour une analogie avec les « mutations biologiques, » plutôt que l’analogie d’un choc sur un pendule, pour représenter la rupture d’un équilibre.

215.

Winter (1968, p. 1n) et Augier (2005, p. 349). La circulation de ce mémorandum resta confinée à la RAND. Reconnu depuis comme un des textes fondateurs (avec Nelson, 1968) de ce qui aboutira à An Evolutionary Theory of Economic Change, le mémorandum a été reproduit dans le numéro de février 2006 du journal Industrial and Corporate Change (Winter, 2006). Nous nous appuyons sur cette version récente du texte car après comparaison, elle ne diffère pas de la première, et est beaucoup plus accessible.

216.

« This talk is the indirect result of Burt Klein’s coming to borrow my copy of Schumpeter’s book, The Theory of Economic Development, a couple months ago. In the course of our comparing notes on our admiration for this book, Burt related the story that Schumpeter had taken up the study of mathematics because he believed that his theory of development would never be taken seriously by economic theorists until he could express it mathematically. I responded that Schumpeter had evidently had a very firm grasp of certain intellectual tendencies among economic theorists. I further said that my own work on the theory of the firm could be regarded as an attempt to provide a mathematical rendering of some of Schumpeter’s ideas. And I was immediately signed up to give a talk on “a mathematical version of Schumpeter” or some such thing ».

217.

Il se produisait ici un effet de rétrécissement : Schumpeter se trouvait en quelques sortes réduit à son chapitre 2 de sa Théorie de l’évolution. Richard Arena et Cécile Dangel‑Hagnauer (2002) rappellent que Schumpeter était très loin de réduire sa réflexion à cette problématique.

218.

« Clearly, this program is an ambitious one, involving conceptual, theoretical, and empirical questions of great difficulty. Success in building a new theoretical road cannot be guaranteed, and the easier choice is to walk the old one. The question is how long we are prepared to content ourselves with a theory that is simple at the price of being simplistic ».

219.

L’image d’une recette de cuisine révèle que Winter bénéficia de discussions avec Nelson au cours de la rédaction de ce mémorandum. En effet, Nelson était le premier à avoir utilisé cette image (voir Nelson, Peck et Kalachek, 1967, p. 10), qui resurgit régulièrement dans les écrits des deux chercheurs.

220.

Nous ne nous attardons pas sur l’article de Winter sur l’innovation persistante (innovating remnant) (Winter, 1971), car il s’agissait d’une reformulation de l’argument de sa thèse, le présentant comme un soutien à l’argument de Friedman, plutôt qu’une critique. Winter a récemment désavoué sa démarche : « Malheureusement, j’ai commis une sérieuse bourde stratégique : le résultat mis en avant du papier [de 1971] était une nouvelle preuve de la conjecture de Friedman. En quelque sorte, j’imaginais que ce résultat, dont les hypothèses [une fois formulées mathématiquement] nécessaires étaient très rigoureuses, sans fondement particulier, et qui (dans mon esprit) ne demandaient qu’à être rejetées, devait fournir un pont que des chercheurs attentifs pouvaient utiliser pour passer de l’économie standard à un point de vue évolutionnaire. […] Le stratagème ne marcha pas ; la plupart des économistes ayant lu le papier semblaient plutôt trouver un réconfort dans le fait que la conjecture de Friedman pouvait être en fait prouvée. Mes espoirs étaient naïfs, et ils ne se sont pas réalisés ». (Winter, 2005, p. 524).