La diffusion des technologies : un débat intra‑disciplinaire sur la croissance économique

À son retour à la RAND en 1963, Nelson avait lui aussi pris ses distances par rapport au modèle de croissance néoclassique qui avait été le cadre privilégié de sa réflexion depuis sa thèse (Nelson 1956). À l’instar de Winter, ce n’est pas la poursuite d’une métaphore constitutive rapprochant économie et biologie qui était la cause de cet éloignement. Interrogé sur la possible origine de son intérêt pour la biologie par ses discussions avecKlein, Nelson répond :

‘Je ne pense pas que [Klein] pensait grand‑chose [des analogies biologiques]. Et moi non plus. Je pense que quand vous parlerez avec Winter et reviendrez sur sa thèse, là il travaillait clairement avec des analogies biologiques. Je n’ai jamais vraiment pensé [sur le moment] à ce que je faisais comme un travail avec des analogies biologiques. J’en suis venu à réaliser que c’était ce que je faisais. Mais je ne prenais pas les analogies biologiques comme point de départ, avec mon travail [proprement économique] qui serait second. C’était l’inverse. (Nelson, entretien, 2006) 221 .’

Nelson reprochait au programme néoclassique son manque d’intérêt pour le changement technologique et l’innovation. Les modèles de croissance à fonctions de productions agrégées de type Y = A f(K,L), introduits par Robert Solow en 1956, attribuaient les sources de la croissance à l’accumulation des facteurs travail et capital, responsables d’après les premières estimations de seulement 20 % de la croissance. Les 80 % inexpliqués étaient donc attribués à « A », identifié comme la productivité totale des facteurs (total factor productivity, TFP), sans qu’une signification précise ne soit donnée à ce résidu (Griliches, 1996).

Plusieurs tentatives avaient été faites pour réduire la part de croissance attribuable à ce résidu, en intégrant des mesures qualitatives des facteurs de production. Nelson doutait que ces exercices de comptabilisation des facteurs de la croissance (growth accounting) soient féconds. Selon lui, ce n’était pas l’accumulation de facteurs qui était fondamentalement responsable de la croissance. Ses travaux à la RAND l’avaient convaincu que la croissance était avant tout le résultat d’une hausse de la productivité induite par l’invention et l’innovation. Ces derniers devaient être alors placés au cœur d’un modèle de croissance, plutôt que surajoutés à une mesure de la croissance par l’accumulation des facteurs 222 .

En 1968, Nelson développa finalement un cadre d’analyse de la croissance alternatif à celui de la fonction de production agrégée néoclassique. L’article (« A ‘diffusion model of international productivity differences in manufacturing industry ») était un des produits de la participation de Nelson à une étude d’économie appliquée pour la RAND 223 . Au contact du terrain, sa vision du processus de croissance s’en était trouvée modifiée :

‘Il y a un article qui […] était très important pour moi ; c’était un article intitulé ‘A diffusion model of international productivity differences’ [Nelson, 1968b]. J’étais impliqué dans une étude du développement économique en Colombie, et pour moi il devint clair que je ne pouvais pas comprendre ce qui se passait si je ne désagrégeais pas [les données] beaucoup. Alors je me plongeais sous la surface, et au sein des industries, il y avait… beaucoup de firmes différentes, avec des niveaux de productivité différents. De nouvelles [firmes] entraient, et de vieilles firmes disparaissaient. En fait, la plupart de l’augmentation de la productivité que l’on observait provenait d’une modification dans la distribution [de la population des firmes], plutôt que de firmes en particulier augmentant leur productivité. Et ce n’était pas la façon dont les modèles de croissance standards traitaient le sujet à l’époque. (Nelson, entretien, 2006) 224 .’

Ce choix d’abandonner la fonction de production agrégée s’accompagnait logiquement d’une remise en cause plus profonde d’hypothèses fondamentales du modèle néoclassique. Dans un mouvement qui indique le rapprochement intellectuel qui était à l’œuvre avec Winter, Nelson abandonnait ainsi la référence à la firme comme agent représentatif (Nelson, 1968b, pp. 1220, 1229‑1231 ; 1972). Les différences de productivité entre pays et au sein de chaque pays n’étaient pas dues simplement à une allocation inégale de ressources, mais au fait qu’au sein d’une même industrie, les firmes ont des fonctions de production différentes, en raison d’une propagation lente et non uniforme de nouvelles techniques de production d’un pays à l’autre, et d’une firme à l’autre. En second lieu, la reconnaissance de ce processus de diffusion des technologies de firme à firme suggérait que l’hypothèse de rationalité parfaite des entrepreneurs devait être abandonnée, ainsi que l’hypothèse de marchés constamment à l’équilibre.

À ces hypothèses, Nelson substituait un modèle d’industrie à deux secteurs caractérisés par des technologies aux productivités différentes. La différence de coûts de production se traduisait par des niveaux de profits différents. Une firme ayant des profits positifs développait sa production à la période suivante tandis qu’une firme ayant des profits moindres se développait relativement moins bien. Sans grande surprise, concédait Nelson, le modèle aboutissait à un équilibre composé uniquement de firmes dotées de la technologie la plus productive. Selon lui, l’intérêt du modèle résidait alors davantage dans « ce qu’il nous dit sur le chemin menant au nouvel équilibre, et les caractéristiques de l’industrie le long de ce chemin. » (Nelson, 1968b, p. 1233).

On voit ici que ce processus de diffusion des technologies décrivait l’évolutionde la composition des firmes de la branche au cours du temps et que ce processus pouvait accepter un analogue biologique. Une population de firmes initiale voyait sa composition se modifier par la contraction et la disparition des firmes aux technologies les moins performantes et par l’expansion des firmes ayant adopté la technologie la plus productive. Les technologies, composantes héréditaires des firmes, subissent des variations (anciennes contre nouvelles technologies), qui ont des conséquences en termes de valeur sélective. Nous ne suggérons pas que comme Monsieur Jourdain, Nelson faisait de l’analogie biologique sans le savoir. Plutôt, Nelson décrivait un processus évolutif à l’œuvre dans la société, et notre regard, habitué aujourd’hui à faire l’équation entre « évolution » et « évolution biologique, » cherche après coup les éléments d’un modèle d’inspiration biologique, en ignorant d’autres interprétations possibles 225 .

Cet article représentait un acte de rupture fondamentale avec la pratique courante de modélisation néoclassique. Au‑delà de la modélisation effectivement différente qu’il proposait, il faut également remarquer que Nelson employait pour la première fois une rhétorique d’opposition, se distinguant de ce qu’il appelait le cadre néoclassique (neoclassical framework). Selon la terminologie proposée par Backhouse (2004), Nelson faisait ainsi passer son discours du désaccord à la dissidence, c’est‑à‑dire que le débat interne entre économistes intéressés par la modélisation de la croissance était devenu un débat opposant de façon asymétrique Nelson (isolé) et les tenants du modèle néoclassique (le reste de la profession). C’est donc l’adoption, en 1968, de cette posture dissidente par Nelson, et non le fait d’embrasser une analogie biologique, qui allait favoriser un rapprochement intellectuel encore plus étroit avec Winter, qui avait vécu le même désenchantement, près de dix ans auparavant, lorsqu’il avait rejeté l’hypothèse néoclassique de maximisation du profit, et dont nous avons vu qu’il avait proposé la même année (1968) un programme de recherche néo‑schumpétérien en remplacement de la conception néoclassique (maximisatrice) de la firme.

Leur collaboration commença par la révision et le développement du mémorandum de Winter sur la firme néo‑schumpétérienne, en le mettant en cohérence avec le modèle de croissance par la diffusion de l’innovation technologique de Nelson. Le document ainsi produit aboutissait à « 150 ou 200 pages d’une espèce de texte […] qui n’était pas vraiment utilisable » (Winter in Augier, 2005, p. 350). Suggérant qu’une collaboration suivie pouvait mener éventuellement à un ouvrage, Nelson et Winter commencèrent à planifier une série d’articles développant les différents aspects d’une théorie évolutionnaire. En janvier 1973, ils présentèrent trois documents de travail publiés par l’University of Michigan Institute of Public Policy Studies, où Winter était en poste (Nelson et Winter, 1973, p. 441). Ces trois documents de travail donnèrent lieu à trois articles (Nelson et Winter, 1974, 1975a, 1976) 226 . Le hasard des délais de soumission fit que le document, que Nelson et Winter concevaient comme un rapport d’étape synthétisant l’apport de ces trois contributions, parut avant celles‑ci (Nelson et Winter, 1973).

Notes
221.

« I don’t think he thought much about it. Nor did I. I think when you’ll talk with Winter and go back to his thesis, he is clearly there working with biological analogies. I never really thought about what I was doing as working with biological analogies. I came to realize that I was. But working with the biological analogies is an idea that didn’t come first and what I was doing came second. It was the other way round ».

222.

La fonction de production agrégée était cependant devenue le modèle paradigmatique d’étude de la croissance depuis 1956, et malgré ses critiques, Nelson continuait à l’utiliser dans ses propres contributions (Nelson, 1963, 1964, 1965 ; Nelson et Phelps, 1966).

223.

Durant le congé de deux ans que Nelson et Winter avaient pris pour rejoindre le Council of Economic advisors (1961‑1963), la RAND avait subi une crise dans ses relations avec l’Air Force, qui avait abouti à un développement de ses liens avec des institutions et des fondations civiles. Ces nouvelles sources de financement signifiaient de nouveaux sujets d’étude, différents des études stratégiques qui étaient jusque‑là le cœur de l’activité de la RAND. C’est dans ce cadre qu’en 1963, Nelson, Merton Peck et Edward Kalachek avaient obtenu une bourse de la Ford Foundation pour l’étude du lien entre technologie, R&D et processus de croissance (Jardini, 1996, p. 287 ; Nelson, Peck et Kalachek, 1967). L’article de Nelson sur la diffusion des technologies était basé sur deux mémorandums internes de la RAND (Nelson, 1967, 1968a).

224.

« There is one paper… which was very important for me, and that was the paper called ‘A diffusion model of international productivity differences’ where I was involved in a study of economic development in Colombia, and it became very clear to me that I couldn’t understand what was going on unless I disaggregated it a lot. So I was going on beneath the surface and there were many… within industries, many different firms, with different productivity levels, and new ones were entering, and old ones were disappearing : in fact much of the productivity increase that was occurring was coming from a shift in distribution, as contrasted with particular firms increasing their productivity. And that was not the way that standard growth models were treating the subject at that time at all ».

225.

En effet, rien ne s’oppose à ce qu’alternativement, les changements de l’industrie soient lus comme un processus de contagion, de diffusion dans un milieu conducteur, d’apprentissage, etc.

226.

L’article de 1976 était coécrit avec Herbert Schuette, un étudiant de Winter qui assistait pour les simulations par ordinateur.