6.2. La théorie de 1982 : une théorie sociale du changement économique

6.2.1. Une démarche pragmatique

Théorie formelle et théorie appréciative

La démarche théorique de Nelson et Winter relevait d’un pragmatisme avoué. Leur attachement à saisir les traits essentiels de la réalité économique pour aboutir à une théorie utile et réaliste entrait en contradiction avec la poursuite d’un projet de construction d’une analogie développée, voire d’un système métaphorique constituant une « vision du monde ». Pleinement développée dans An Evolutionary Theory, cette attitude semble avoir été encouragée vingt ans auparavant par l’expérience des deux chercheurs au Council of Economic Advisors (CEA) de John F. Kennedy.

En 1961, Nelson et Winter avaient quitté la RAND pour intégrer la nouvelle équipe du CEA attachée à l’administration Kennedy, qui avait pris ses fonctions à la fin 1960 227 . Le CEA s’appuyait sur une équipe d’économistes et statisticiens professionnels parmi lesquels figuraient Nelson, Winter (rappelons que ce dernier n’était pas encore docteur), Arthur Okun (qui deviendra directeur du CEA en 1968), et Robert Solow 228 . De leur propre aveu, Nelson et Winter vécurent ces deux ans au CEA comme une confirmation de l’écart existant entre l’appareil formel de la théorie économique et l’analyse économique à vocation appliquée. Leur expérience renforça le scepticisme que Klein leur avait insufflé vis‑à‑vis de l’outil de maximisation et développa leur exigence d’une science économique soucieuse de réalisme 229 .

Nelson et Winter traduisirent ce décalage entre une théorie pure et leurs expériences à la RAND et au CEA par la distinction entre « théorie formelle » et « théorie appréciative » (appreciative) :

‘« Une lecture de la littérature économique et une réflexion sur le rôle de la théorie économique suggèrent que la théorie est utilisée de deux façons distinctes. Ces deux modes sont suffisamment différents pour qu’on puisse raisonnablement les penser comme deux types différents de théories. Quand les économistes font ou enseignent de la théorie per se, ou qu’ils rendent compte de résultats d’un travail empirique destiné à tester un aspect particulier de la théorie, le style théorique est aride, logique, formalisé. Par contraste, lorsque les économistes entreprennent des travaux appliqués qui ont un intérêt pour des raisons de politique économique, ou qui expliquent, à un public s’intéressant à cette question per se, pourquoi certains événements économiques se sont produits, alors les idées théoriques tendent à être utilisées de façon moins formelle, et plus comme un moyen d’organiser l’analyse. Nous appellerons ces deux styles différents théorie formelle et théorie appréciative », (Nelson et Winter, 1982b, p. 46) 230 .’

La théorie formelle et la théorie appréciative sont deux domaines de l’investigation scientifique qui doivent s’influencer mutuellement pour aboutir à une théorisation fructueuse en économie. La théorie appréciative gagne à être complétée par une théorie formelle, sans laquelle elle resterait un ensemble d’observations empiriques peu susceptibles de généralisation. Mais le développement d’une théorie formelle ne doit pas se faire au prix d’une négligence de la théorie appréciative. Sous la forme de travaux appliqués par exemple, cette dernière identifie des phénomènes et des interprétations qui « résistent à l’analyse des modèles familiers, » et doivent donc aboutir à une modification des théories formelles. Cette distinction permettait à Nelson et Winter de situer l’origine des défauts qu’ils trouvaient à l’économie contemporaine et de souligner l’originalité de leur approche.

La théorie néoclassique contemporaine serait devenue un exercice de théorisation formelle et aurait perdu de vue la nécessité du développement parallèle d’une théorie appréciative. En d’autres termes, si les théories formelles permettent d’obtenir des résultats numériques valides, c’est au prix d’un contenu explicatif faible, ce qui les rend peu communicables en pratique, ou peu convaincantes, auprès des décideurs publics.

Dans le cas de la théorie de la croissance, Nelson et Winter reconnaissaient la portée prédictive du modèle de Solow, admettant que « les estimations obtenues par Solow et d’autres sur des données réelles sont au moins aussi bonnes que les [leur] », (Ibid., p. 226). Cependant, ils doutaient que « quiconque ne veuille faire reposer le sort de la fonction de production agrégée sur ce qui apparaît à la troisième ou quatrième décimale du R² », (Ibid.). C’était donc sur un autre terrain, celui du réalisme ou de la portée explicative des théories, qu’ils défendaient leur approche contre la théorie de la croissance néoclassique. Ils reprochaient à la théorie dominante de devoir s’appuyer sur l’hypothèse étroite que les firmes sont maximisatrices, alors qu’avec leur propre théorie évolutionnaire, le comportement des firmes pouvait « être aussi bien rationalisé comme la poursuite d’une vie paisible […], ou d’une croissance de l’entreprise », (Ibid., p. 227). La théorie de la croissance néoclassique décrivait l’économie comme une succession d’équilibres, tandis que la leur reconnaissait la multiplicité des techniques aux taux de rendements différents.

Enfin, leur théorie évolutionnaire se dispensait de la notion de fonction de production et y substituait la vision de firmes explorant un ensemble de production possible en un « processus historique et incrémental, dans lequel les flux d’information hors marché entre firmes jouent un rôle central, et dans lequel les firmes ne ‘connaissent’ vraiment qu’une technique à la fois », (Ibid.). La théorie évolutionnaire serait donc une théorie formelle concurrente de la théorie formelle néoclassique, pas tant grâce à la qualité de sa portée prédictive, qu’en raison de sa meilleure prise en compte de la théorie appréciative – ces éléments « informels, mais pertinents », (Ibid., p. 47), qui enrichissent l’analyse.

Cette distinction entre théorie formelle et théorie appréciative permet de comprendre la (sinon curieuse) distance que les deux auteurs prennent régulièrement avec le référent biologique, auquel leurs lecteurs ont eu tendance à bien plus les lier qu’ils ne l’étaient eux‑mêmes. Le point de départ de leur raisonnement n’était pas le présupposé que la théorie évolutionnaire en biologie était une théorie formelle aux vertus plus intéressantes que la théorie formelle néoclassique, et qu’il suffisait de l’appliquer aux thèmes traditionnels de l’économie pour remédier aux défauts de la théorie traditionnelle. À l’opposé de cette approche « par le haut », Nelson et Winter prétendaient ne jamais se départir d’un intérêt fondamental et premier pour la réalité économique et sociale de base qu’ils prenaient pour tâche de formaliser. La théorie évolutionnaire allait donc être fructueuse dans la mesure où elle se montrerait suffisamment souple et adaptable pour saisir les traits pertinents de la réalité que la théorie néoclassique se révélait incapable d’intégrer.

Notes
227.

Sous la première direction d’Edwin Nourse (1946‑1949), le CEA avait commencé par mettre en avant le caractère objectif de ses analyses, Nourse se faisant un devoir d’afficher l’indépendance du CEA vis‑à‑vis du pouvoir politique en place (Bernstein, 2004, p. 110). Cette attitude ne persista pas longtemps, et lorsque Kennedy nomma Walter Heller à la tête du CEA le 27 janvier 1961, ce dernier exprima une conception interventionniste du CEA, et « n’avait aucune patience ‘pour ceux qui craignaient que l’économie se discrédite si elle était appliquée’ aux débats contemporains ; ils lui ‘rappelaient ces entraîneurs de football américain qui ne faisaient jamais rentrer leur joueur star sur le terrain, de peur qu’il puisse être blessé’ », (Bernstein, 2004, p. 131). Sur l’activité du CEA sous l’administration Kennedy, voir David Naveh (1981), Edward Flash (1965), Heller (1966), Cravens (2004).

228.

Les consultants pour l’année 1961 comprenaient notamment Arrow, Samuelson, (Burton) Klein, Martin Bronfenbrenner, Robert Triffin et James Duesenberry. Voir Economic Report of the President (1962, p. 196).

229.

« Quand j’étais au CEA, il devint très clair à mon esprit que la plupart des arguments et même la plupart des convictions des économistes du CEA qui défendaient telle ou telle politique, provenaient de leur compréhension relativement bonne de la situation : et cela n’impliquait guère les notions de maximisation ou d’équilibre […] D’une certaine façon, mes collègues ne croient pas en leur propre théorie formelle ! La théorisation formelle constituait d’une certaine façon un arrière‑plan et une aide à la réflexion, plutôt qu’un cadre global recouvrant la pensée et les convictions que le bon économiste en question avait sur ce qui se passait. Je pense que j’en suis venu à comprendre cela progressivement, avant même que je ne sois au CEA, mais cela me frappa à ce moment‑là ». (Nelson, entretien, 2006). Cette attitude était sans doute encouragée par Heller, dont la préoccupation principale « semblait être les objectifs substantifs de politique économique, ou en d’autres termes, les applications politiques plutôt que la théorie économique ou l’analyse économique » et dont « l’expertise économique était chargée d’idéologie et d’esprit pratique ». (Flash, 1965, p. 177).

230.

« [A] reading of the economic literature and reflection upon the role of economic theory in economic analysis suggest that theory is used in two distinguishable ways. These two modes are sufficiently different so that one may reasonably think of two different kinds of theory as being involved. When economists are doing or teaching theory per se or reporting the results of empirical work designed to test a particular aspect of theory, the theoretical style is stark, logical, formalized. In contrast, when economists are undertaking applied work that is of interest for policy reasons or are explaining, to an audience interested in that question per se, why certain economic events happened, theoretical ideas tend to be used less formally and more as a means of organizing analysis. These two different styles of theorizing we shall call formal and appreciative ».Nelson avait présenté cette distinction entre deux modes théoriques pour la première fois lors d’une conférence du NBER en 1970 (Nelson, 1972).