L’analogie biologique au service d’une théorie économique appréciative

Compte tenu de leurs objectifs méthodologiques, l’évolutionnisme de Nelson et Winter était donc voué à s’écarter de la représentation formelle de l’évolutionnisme développé en biologie. En effet, leur volonté d’enrichir la représentation du changement économique signifiait que de nécessité, une théorie évolutionnaire biologique formelle, malgré les avantages qu’ils lui reconnaissaient, devait également révéler des insuffisances lorsqu’elle était appliquée à un matériau social et culturel, si différent de son contexte d’origine.

La théorie darwinienne de la sélection naturelle représente le paradigme d’une théorie évolutionnaire. Elle suppose que ce sont les variations aléatoires entre individus qui déterminent l’adaptation contingente à l’environnement, sans qu’il soit possible d’associer une flèche du temps (une téléologie) à l’évolution (Georgescu‑Roegen, 1971, p. 128). Ce paradigme darwinien est hégémonique parmi les théories évolutionnaires, au point d’en être quasiment devenu synonyme. Ainsi, Hodgson (2001, 2002, 2003b), Thorbjørn Knudsen (2001, 2004) puis Hodgson et Knudsen (2006a, 2006b) ont développé le concept de « darwinisme universel, » qui propose de reconnaître l’identité ontologique du processus évolutif à l’œuvre à la fois dans le monde vivant et culturel. La réponse critique de Nelson à cette proposition, au prix d’un anachronisme (et d’une longue citation), nous apparaît être un commentaire tout à fait éclairant sur la possibilité qui a été ouverte, avec An Evolutionary Theory of Economic Change, d’une théorie qui soit évolutionnaire (evolutionary au sens de Toulmin) sans être une transposition aveugle du darwinisme :

‘Hodgson et Knudsen pensent que les sciences sociales évolutionnaires devraient être considérées comme membres de la famille des théories de l’évolution, qui inclut la biologie évolutionnaire. Je partage cette foi. Cependant, […] en pratique cette croyance mène ces auteurs à débuter avec la théorie de l’évolution en biologie, et ensuite à rechercher des généralisations des structures et des mécanismes en biologie qui semblent permettent à une science sociale évolutionnaire de vivre sous cette couverture. Je défendrai l’idée qu’une position plus raisonnable et plus prometteuse est de prêter une grande attention aux phénomènes empiriques qu’on théorise, et aux processus réels qui semblent être à l’œuvre, et de développer sa théorie à partir de la compréhension qu’on en a. La famille générale des théories évolutionnaires, qui incluent à la fois les sciences sociales évolutionnaires et la biologie évolutionnaires, serait définie dans les termes d’une union. Si on regarde de cette façon la tâche des chercheurs en sciences sociales évolutionnaires, je maintiens qu’un certain nombre de concepts tirés de la biologie, et dont Hodgson et Knudsen défendent l’importation dans les théories de sciences sociales, finiront par ne pas apparaître très utiles. Et même, si on prend ces concepts au sérieux, ils pourraient s’avérer être une entrave à une théorisation et une réflexion claires. (Nelson, 2007a, p. 352) 231 .’

Nelson affirme clairement ici son attachement à un raisonnement inductif et refuse de devoir, pour la simple raison qu’il développe une théorie évolutionnaire pouvant se prêter à une analogie biologique, adhérer à un système axiomatique plaqué uniformément à la biologie, à la réalité économique, et sans doute à bien d’autres domaines encore.

Il peut sembler surprenant que Nelson ait refusé (Winter étant plus neutre sur la question, mais en tout cas sans enthousiasme) de se laisser conduire par cette analogie biologique et ses liens commodes, pour poursuivre leur programme de refondation d’une théorie de la firme et de la croissance. Les simples équations posées par Alchian et légèrement transformées par Winter – faisant des gènes l’équivalent des routines, des mutations la contrepartie des innovations, et des profits positifs un synonyme de valeur sélective, suggéraient que c’était l’appareil entier de la biologie évolutionnaire qui pouvait être convoqué pour approfondir une théorie évolutionnaire en économie – une voie maintes fois empruntée par le passé, dans une direction comme dans l’autre, et dont nous venons de voir, avec Hodgson et Knudsen, qu’elle est actuellement intensément poursuivie. Mais ce refus « d’adhérer » à une analogie biologique découlait de l’intérêt de Nelson et Winter pour une théorie économique qui ferait part égale à la théorie formelle et appréciative. Cette inclinaison signifiait que la théorie évolutionnaire de Nelson et Winter, bien qu’empruntant des éléments formels à la théorie de l’évolution en biologie, allait avoir un caractère « proprement social » 232 .

Nous allons maintenant examiner dans quelle mesure Nelson et Winter rebâtissaient une théorie formelle en économie s’inspirant de la biologie, et de quelle façon ils s’écartaient de ce modèle formel pour incorporer des éléments de théorie appréciative qu’ils jugeaient importants d’intégrer dans une théorie du changement économique.

Notes
231.

« Hodgson and Knudsen believe that evolutionary social science ought to be regarded as a member of a family of evolutionary theories, that includes evolutionary biology. I share that belief. However […] in practice this belief leads the authors to start with evolutionary theory in biology, and then seek generalizations of the structures and mechanisms in biology that seem to enable an evolutionary social science to live under that umbrella. I would argue that a much sounder and more promising position is to pay close attention to the empirical phenomena one is theorizing about, and the actual processes that seem to be at work, and develop one’s theory around one’s understanding of these. The general family of evolutionary theories, that includes both evolutionary social science and evolutionary biology, would be defined in terms of a union. If one looks at the challenge for evolutionary social scientists this way, I maintain that a number of the concepts lifted from biology that Hodgson and Knudsen advocate as something to be brought over into social science theorizing, will turn out to be not very useful and, indeed, if taken seriously, a hindrance to clear thinking and theorizing ». Voir également Nelson, (2007b).

232.

Ce désintérêt pour l’exploration d’un terrain interdisciplinaire avec la biologie via la théorie de l’évolution persiste dans leurs travaux plus récents. La revue de la littérature en économie évolutionnaire qu’ils ont coécrite pour le Journal of Economic Perspectives en 2002 comprend bien une section finale sur « Evolutionary Economics and Interdisciplinary Discourse, » mais ce sont les sciences sociales qui sont évoquées, et non la biologie (Nelson et Winter, 2002).