Une analyse organisationnelle des routines

Au cœur de la structure théorique des modèles évolutionnaires développés par Nelson et Winter, se situe le concept de routines. Winter avait employé le concept pour la première fois dans son article de 1964, définissant une routine comme « un type de comportement qui est suivi de façon répétée, mais qui est susceptible de changer si les conditions changent. Si les types de comportements n’étaient pas susceptibles de changer, alors la description de ces comportements serait une caractérisation de la forme organisationnelle d’une firme ». (Winter, 1964a, p. 264n). Pour mieux comprendre l’irruption du concept dans la théorie évolutionnaire, il est utile de revenir brièvement sur l’histoire du concept.

Comme le soulignent Markus Becker (2007) et Hodgson (1993, p. 227), les concepts d’instinct et d’habitude s’étaient trouvés complètement discrédités en sciences sociales dans le courant de la première partie du vingtième siècle. Les racines biologiques du concept d’instinct rendaient le concept indésirable en sociologie au moment où celle‑ci affirmait son indépendance des sciences naturelles et de la psychologie (voir notre introduction générale et Camic 1986, pp. 1072‑1073, 1078). Parallèlement, le concept de routine émergeait par deux voies différentes 234 .

Le terme de « routine » devint sans doute visible en économie quand Schumpeter l’employa de façon répétée dans Theory of Economic Development 235 . M. Becker note que « routine » manquait cependant d’une définition précise et restait employé dans le contexte général de la « vie économique ». C’est en sciences de gestion que le terme de routine adopta une définition plus précise, à travers son emploi par l’École « classique » en théorie des organisations.

Le taylorisme visait à atteindre une micro‑division du travail où chaque tâche était rendue parfaitement efficace par sa définition minutieuse, ce qui permettait un travail répété sans besoin de réflexion : la routine adoptait ici une définition organisationnelle (organizational routine). Simon repris cette définition organisationnelle des routines dans son Administrative Behavior (1947), à la différence importante près qu’il ne supposait aucune vertu d’efficacité aux routines, mais en faisait le résultat d’un processus d’habituation. De là, ce concept de routine se diffusa en théorie des organisations. Nelson et Winter reconnaissent la proximité de leur usage des routines avec la définition simonienne (Nelson et Winter 1982b, p. 35 ; Arena et Lazaric, 2003 ; Augier, 2005). Cette proximité est le fruit d’un contact effectif de nos auteurs avec l’école de Carnegie.

Nelson et Winter eurent des contacts importants avec la nouvelle behavioral science sous la houlette de Simon, Richard Cyert et James March. En effet, ces chercheurs manifestaient un intérêt voisin de celui de Nelson et Winter pour une vision des organisations emprunte d’un réalisme compris comme un attachement aux déterminants empiriques du comportement des agents. Winter, dans ses propres efforts pour élaborer une alternative au modèle de la firme maximisatrice, et Nelson, qui avait été le témoin privilégié de la trop grande foi placée dans la rationalité dans le pilotage du processus de R&D, se sentirent particulièrement proches de la vision des behavioristes 236 .

Originellement, Nelson et Winter n’ont donc pas appréhendé le concept de routine comme contrepartie du « gène » dans une théorie formelle de l’évolution. Comme dans le reste de leur entreprise analytique, le concept gagnait son importance de sa validation par des sciences sociales appliquées (ici, les sciences de gestion), qui leur permettaient de définir une alternative à la conception maximisatrice et désincarnée de la firme. Dans An Evolutionary Theory, les routines étaient également présentées et définies sous un angle plus appréciatif que formel.

Le concept est présenté pour la première fois dans l’ouvrage sous la forme d’une liste de caractéristiques des firmes, lesquelles vont « des routines techniques spécifiées précisément pour la production, jusqu’aux procédures d’embauche, de licenciement, de lancement d’un nouvel inventaire, ou d’intensification de la production d’articles très demandés, en passant par les politiques d’investissement, de recherche et développement (R&D) ou de publicité, et les stratégiesde diversification du produit, et d’investissement à l’étranger ». (Nelson et Winter, 1982b, p. 14).

Cette modalité de définition des routines par une liste d’exemples tirés de la réalité organisationnelle est caractéristique de l’approche inductive des auteurs dans la première partie de leur ouvrage : le matériau social est premier, la systématisation étant seconde et restant toujours amendable. Les auteurs poursuivaient : « Dans notre théorie évolutionnaire, ces routines jouent le rôle des gènes dans la théorie de l’évolution en biologie », (Ibid.). Cette analogie permettait de donc de saisir le principe de variation (une population de routines différenciées), premier pas vers une théorie de l’évolution économique. Mais leur discussion plus approfondie du concept de routine ne développait pas la comparaison annoncée avec le concept de gène. En revanche, une analogie était longuement développée avec les compétences individuelles.

Les tenants de l’analogie biologique « stricte » reprochent aujourd’hui à Nelson et Winter de ne pas approfondir la comparaison entre routines et gènes, qui permettrait d’éclaircir un point important. Dans leur ouvrage, Nelson et Winter restent en effet évasifs sur un aspect de la nature des routines : comportement effectif ou potentiel ? Mémoire organisationnelle, ou actualisation de cette connaissance ? Hodgson avance qu’en comparant la routine à un gène, on pourrait « clarifier et raffiner le concept de routine [en s’appuyant sur] la distinction génotype‑phénotype empruntée à la biologie et clarifiée par la philosophie des sciences réaliste moderne. La distinction essentielle est celle entre actualisation et potentialité », (Hodgson, 2002, p. 365). La distinction entre actualisation et potentialité aurait effectivement permis de clarifier davantage le concept de routine, et de mobiliser la littérature en biologie et en philosophie de la biologie, tout juste naissante en 1982, qui analysait le jeu complexe de l’évolution des « réplicateurs » (le matériau héréditaire) et des « interacteurs. » (les formes diverses par lesquelles le matériau génétique interagit avec son environnement quand il est exprimé) (Hull, 1980 ; Dawkins, 1982 ; Knudsen, 2004).

Cependant, cette distinction importante entre actualisation et potentialité n’est pas nécessairement représentée par un modèle dérivé de la biologie. Par exemple, un article récent du Administrative Science Quarterly suggère une ontologie des routines organisationnelles qui distingue la structure (le potentiel) de l’agencement (l’actualisation) d’une routine organisationnelle, mais en se référant à Pierre Bourdieu et Bruno Latour, et non Richard Dawkins (Feldman et Pentland, 2003).

Nelson et Winter justifiaient cette comparaison des routines organisationnelles avec les « régularités du comportement individuel » en notant que « la discussion peut être [ainsi] basée dans une large mesure sur les données empiriques de l’observation quotidienne et l’introspection », (Ibid., p. 72). On reconnaît, là encore, l’intérêt pour une réalité sociale qui ne serait pas habillée de concepts naturalistes. L’étude des compétences des individus, à laquelle le chapitre 4 était consacré, procédait elle aussi par comparaison. Nelson et Winter proposaient de considérer ces compétences tour à tour comme des programmes informatiques, de la connaissance tacite, ou des choix plus ou moins conscients.

Ils évoquaient ensuite les problèmes sémantiques soulevés par la désignation des compétences, avant de s’interroger sur les relations (hiérarchiques et complexes) entre niveaux imbriqués de compétences, puis sur le cas des compétences de l’entrepreneur. Une fois ces éléments de comparaison développés, un retour était ici possible sur le concept de routine, examiné au chapitre 5 – dernier chapitre d’exposition de la démarche générale des deux auteurs avant l’exposé des modèles formels.

Dans ce chapitre, le concept de routine organisationnelle est défini une nouvelle fois, de façon « flexible, » en les comparant aux termes « ‘programme’ (ou même ‘routine’) […] dans la programmation informatique. La routine peut faire référence à un schéma répétitif d’activité dans une organisation tout entière, à une compétence individuelle, ou, lorsqu’on l’emploie comme adjectif, à l’efficacité tranquille et sans heurt de l’activité individuelle ou organisationnelle », (Ibid., p. 97). L’absence de référence à la biologie est ici remarquable et constitue un nouveau témoignage de son rôle limité dans la théorisation de Nelson et Winter.

Le plan de leur discussion des routines suivait « la méthode et structure […] suivies par Schumpeter dans sa Theory of Economic Development (1934) » (Ibid., p. 98), c'est‑à‑dire envisageait en premier lieu un environnement stable, puis considérait l’éventualité du changement et de l’innovation. En supposant tout d’abord un environnement organisationnel « à l’équilibre, » la routine pouvait être considérée comme une incarnation particulière de la mémoire organisationnelle – forme de stockage des compétences nécessaires au fonctionnement usuel et stable de l’organisation. Une vision davantage conflictuelle de l’organisation redéfinissait la routine comme un état de « trêve » entre parties prenantes.

Ici, en s’appuyant notamment sur les travaux de Peter Doeringer et Michael Piore (1971) et de Harvey Leibenstein (1976), Nelson et Winter redéfinissaient les routines comme des formes de contrat ou de procédures de contrôle, implicites ou non, permettant de maintenir dans des limites raisonnables les comportements opportunistes, ou les conflits d’intérêt, des différents agents composant l’organisation, ou étant en relation avec elle. On s’écartait ici d’une analogie biologique stricte qui ferait des routines les dépositaires neutres et ultimes de l’information héréditaire. La requalification des routines comme trêve en faisait de simples artefacts ; elle relocalisait les agents réels du changement dans les forces sociales dont les rapports conflictuels s’apaisaient lors de trêves organisationnelles. Cette analyse sociale permettait de concevoir des sources très diverses à la fluctuation de la variance d’une population de routines, sans équivalent dans la discussion de la variance génétique 237 .

Notes
234.

Le concept de routine dérive du concept plus ancien d’habitude (M. Becker 2007). Au début du vingtième siècle, la notion d’habitude était une « pierre angulaire » des systèmes de pensée de nombreux théoriciens en sciences sociales (Camic 1986, M. Becker 2007). Dans le cas de Veblen, la relative permanence des comportements individuels était fondée à la fois sur l’existence d’instincts en partie biologiques et donc relativement fixes, et sur le renforcement culturel et sur l’habituation par l’action (Hodgson, 1993, p. 126 ; Brette, 2003a). Veblen supposait que l’instinct de curiosité désintéressée (idle curiosity) constituait une source de variation des habitudes, ce qui fournissait la matière hétérogène sur laquelle la sélection des habitudes pouvait s’exercer (Hodgson, 1993, p. 127 ; Brette, 2003b). On pourrait donc tracer un parallèle entre le concept d’habitude employé par Veblen, et le concept de routines déployé dans An Evolutionary Theory, dans la mesure où Nelson et Winter envisageaient une sélection des routines qui ne soit pas passivement déterminée par les caractéristiques de l’environnement, mais aussi le résultat d’un renouvellement endogène de la population de routines, par un « apprentissage adaptatif », (Brette 2003b, et voir infra). On remarquera cependant que Nelson et Winter ne citent pas Veblen parmi les nombreux économistes ayant influencé leur théorie évolutionnaire, et notent simplement leur « [convergence] substantielle avec la tradition plus ancienne de pensée évolutionnaire qui s’intéressait principalement à l’évolution des institutions – une tradition maintenue aujourd’hui par l’Association for Evolutionary Economics et son journal, The Journal of Economic Issues ». (Nelson et Winter, 1982b, p. 404).

235.

Dans la révision de Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung parue en 1926 (première édition 1911), Schumpeter apporta des modifications substantielles aux chapitres 2 et 7, et modifia des emplois de vocabulaire (Becker et Knudsen, 2002). En particulier, la seconde édition (sur laquelle la traduction anglaise de 1934 fut basée) substituait le terme de « routine » à de nombreuses expressions telles que « automatisme, » « travail administratif, » ou « habituel », (Becker, 2007, p. 241).

236.

Winter se souvient avoir lu l’article de Simon (1955) présentant un modèle behavioriste de choix rationnel et avoir eu accès aux documents de travail synthétisant les recherches de Cyert et March (Winter, 2005, p. 16). Mais ce n’est qu’à la parution de A Behavioral Theory of the Firm (Cyert et March, 1963) que Winter, invité à en écrire le compte rendu pour l’American Economic Review, « fut à même de voir pour la première fois les travaux de l’école de Carnegie comme un programme – et de voir qu’il était complémentaire de l’approche évolutionnaire », (Winter, 1964b ; 2005, p. 17). Nelson avait lui aussi eu des contacts importants avec la Graduate School of Industrial Administration (GSIA) au Carnegie Institute of Technology de Pittsburgh, où il passa un congé d’étude en 1961.

237.

 En génétique, les deux sources principales de variation du matériau héréditaire sont les mutations aléatoires, et la recombinaison à l’occasion de la reproduction pour les organismes sexués.