Une hérédité horizontale

Le principe d’hérédité en biologie ne trouvait pas non plus d’équivalent simple dans la théorie évolutionnaire de Nelson et Winter. Là encore, on ne doit pas s’en étonner si l’on remarque que les auteurs ne cherchaient pas à mimer la structure analytique de la théorie de la sélection naturelle. Mirowski (1983) et Rosenberg (1994) ont remarqué que dans les modèles de Nelson et Winter, il n’y avait pas d’hérédité à proprement parler. Lorsqu’une firme est plus profitable, un modèle darwinien supposerait que cette firme parente devrait laisser davantage de « descendants » que ses concurrentes à la génération suivante, qui posséderaient des routines identiques à la firme « mère ». Ce serait l’analogue d’un individu bien adapté à son environnement et dont la valeur sélective serait mesurée par sa descendance.

Les modèles évolutionnaires de Nelson et Winter n’incluent pas ce mécanisme générationnel : il n’y a pas de création de « filiales » par une « maison mère » lorsque celle‑ci réalise des profits. Dans leurs modèles, une firme rentable étend simplement sa capacité de production, tandis qu’une firme qui réalise des profits négatifs se contracte (Nelson et Winter, 1982b, p. 142). Rosenberg a parfaitement raison de noter que cela invalide l’analogie darwinienne, et que cela apparente cet aspect du changement économique davantage à un développement ontogénique qu’à un changement évolutionnaire (Rosenberg, 1994, p. 405). Mais nous estimons que cette entorse à l’analogie darwinienne est bienvenue, puisqu’il paraît davantage plausible que l’accumulation du profit se traduise par une augmentation de la part de marché de la firme, que par sa création d’une « descendance ».

Notons également qu’une notion d’hérédité est toutefois bien invoquée en relation aux routines. Nelson et Winter observaient que contrairement à la biologie, la nature culturelle des routines autorisait leur duplication « horizontale ». Cette copie peut intervenir par imitation d’un concurrent, lorsque les produits ou les pratiques de ce dernier sont en position dominante dans l’industrie, et qu’il y a un intérêt à les répliquer – via la rétro ingénierie (reverse engineering), le débauchage de personnel ou la simple imitation de procédures commerciales publiques (Nelson et Winter, 1982b, pp. 123 et 142‑143).

Ici, les auteurs notaient que la fidélité de la copie n’était pas le critère le plus important du processus d’imitation, car « l’imitateur ne se préoccupe pas directement de créer une bonne similitude, mais cherche plutôt à atteindre le succès économique – de préférence, un succès au moins aussi grand que celui de l’original. Les différences de détail qui sont sans grande conséquence économique sont parfaitement acceptables », (Ibid., p. 123). La sélection naturelle darwinienne, dont la force dépend de la corrélation des caractères entre générations, était deux fois battue en brèche par le constat de Nelson et Winter que dans le règne social, la reproduction d’une routine peut être horizontale, et que son aspect le plus intéressant n’est pas nécessairement la perfection de l’imitation 238 .

Notes
238.

La possibilité de la transmission horizontale des caractères dans l’évolution culturelle a été explorée notamment par Robert Boyd et Peter Richerson (1980, 1985).