Une double modalité de sélection

Enfin, Nelson et Winter s’affranchissaient nettement du principe de sélection strictement darwinien. Dans leurs modèles, la pression environnementale sur les firmes est représentée de façon synthétique par l’évolution des prix des biens et des facteurs de production qui déterminent la rentabilité de la firme et donc l’expansion ou la contraction de sa production à la période suivante 239 . Mais cette conception, qui pouvait mener directement à l’analogie du taux de profit de la firme comme mesure de l’adaptation de la firme à son environnement, s’effaçait de deux façons.

En premier lieu, face à des conditions environnementales sélectives, la firme ne restait pas passive. Dans le modèle de croissance économique proposé au chapitre 9, il existe un seuil de profitabilité en deçà duquel les firmes vont activer une routine de recherche (search) de technologies plus rentables. Nous avons vu que Nelson et Winter considéraient que les firmes ont deux façons d’acquérir une technologie plus performante : en innovant (avec des résultats incertains) ou en imitant une technologie existante.

Comme le font remarquer Bernard Paulré (1997) et Vromen (1995, ch. 6 ; 1997), ces routines de recherche constituent bien une modalité de sélection distincte de la sélection à l’œuvre parmi les organismes vivants. Suivant Simon, Vromen appelle cette sélection l’« apprentissage adaptatif ». La sélection naturelle a une action nivelante sur les populations de routines, réduisant leur variété pour ne retenir que celles qui favorisent la survie de l’organisme. Au contraire, l’apprentissage adaptatif est une création continuelle de routines qui sont testées, puis retenues ou non (selective trial and error search) par l’organisation. L’apprentissage adaptatif contribue donc au maintien de la variété des routines organisationnelles et favorise l’émergence de nouveauté. Un second point d’opposition entre ce mode « proactif » de sélection et la sélection naturelle est la nature consciente de l’apprentissage adaptatif. Les essais, rejets ou sélection des routines supposent qu’il soit possible de définir un niveau de résultat satisfaisant de la routine, au regard duquel sa performance sera jugée. Sans qu’il s’agisse d’une nécessité logique, il est tout à fait possible que cette évaluation du succès d’une routine soit reconnue consciemment (Ibid., p. 119) 240 .

En second lieu, Nelson et Winter ne restreignaient pas leur conception de la nature sélective de l’environnement au succès de la firme, mesuré par son taux de profit. Reprenant les thèses développées dans un article publié en 1975 (Nelson et Winter, 1975b), les auteurs reconnaissaient que la notion de sélection ou d’environnement sélectif était d’une grande complexité en sciences sociales 241 . L’impact d’une innovation sur la profitabilité de la firme n’en était qu’un aspect :

‘La question de l’appréciation par les firmes de la profitabilité des innovations ne dépend pas seulement des objectifs de la firme. Dans presque tous les secteurs économiques, les firmes – organisations privées à but lucratif, organismes publics, professionnels – sont sujets à des mécanismes de contrôle qui influencent (au moins) quelles innovations auront une bonne ou mauvaise performance selon les objectifs de la firme. Cela peut imposer des contraintes plus directes sur le comportement de la firme. […] Les environnements sélectifs différent grandement dans leur structure de demande, de contrôle, et dans la façon et la force avec lesquelles ils façonnent et contraignent le comportement des firmes. (Nelson et Winter, 1982b, pp. 264‑265) 242 .’

La discussion des trois principes caractéristiques d’une théorie évolutionnaire – les routines, leur réplication, et la sélection ‑ révèle donc une distance certaine par rapport à l’analogie biologique. L’enracinement de l’analyse dans l’observation des organisations ainsi que les références à la littérature en économie et en théorie des organisations pour élaborer leur propre vision, sans finalement aucun recours à l’analyse du lien analogique entre gènes et routines, indique clairement que l’évolutionnisme de Nelson et Winter était une théorie du changement spécifiquement social. En d’autres termes, au‑delà de l’indéniable reprise de la notion de sélection darwinienne formulée par Alchian en 1950, Nelson et Winter proposaient un « évolutionnisme social, » ou le terme d’évolutionnisme ne traduisait qu’une subordination très partielle et précisément circonscrite aux principes de variation, sélection et hérédité – largement réinterprétés 243 .

La théorie évolutionnaire du changement économique de Nelson et Winter serait donc considérablement appauvrie si on la réduisait à une analogie darwinienne stricte. Justement, la seconde grande partie de leur ouvrage, qui développait les modèles inspirés des principes généraux développés en première partie, opérait une simplification volontaire des concepts de routine, de variation et de sélection, pour autoriser un examen quantitatif des tendances évolutives. Même dépouillés d’une grande partie des traits sociaux qu’ils représentaient, ces concepts restaient largement étrangers à la biologie.

Notes
239.

Par exemple, le modèle de substitution de facteurs de Nelson et Winter (1982b, pp. 175‑92), repris de Nelson et Winter (1975a).

240.

Une interprétation lamarckienne de ce phénomène reste toujours possible (Ege 1988), mais « le problème qu’il y a à qualifier l’évolution socioculturelle de ‘lamarckienne’ est que cela obscurcit la différence vraiment importante entre évolution biologique et sociale – le rôle de l’intentionnalité ». (David Hull, cité in ibid., p. 115).

241.

Voir Loasby (2001) pour une reprise de cet argument.

242.

« The question of whether or not the firms find innovations profitable depends not only on the objectives of the firms. In almost all economic sectors the firms – profit‑seeking private organizations, public agencies, individual professionals – are subject to monitoring mechanisms that at least influence which innovations score well or poorly according to the objectives of the firms and that may impose more direct constraints on firm behavior. […] Selection environments differ greatly in the structure of demanders and monitors and in the manner and strength in which these mold and constrain the behavior of firms ».

243.

« [N]otre théorie est d’un lamarckisme sans fard : elle couvre aussi bien la ‘transmission héréditaire’ des caractères acquis que l’apparition de variations sous le stimulus de l’adversité ». (Nelson et Winter, 1982, p. 11). Un lecteur décidément darwinien de l’argument de Nelson et Winter pourrait répliquer, avec Hodgson (2003b, p. 360), que cette conception lamarckienne des routines est anti‑weismannienne, mais pas anti‑darwinienne pour autant. Weismann est le biologiste qui a établi lors d’une expérience cruciale l’indépendance du matériau héréditaire des perturbations subies par l’organisme, ce qui invalidait l’hypothèse lamarckienne de transmission héréditaire des caractères acquis (voir notre introduction générale). Formellement, la validité de la sélection naturelle darwinienne ne dépend pas du résultat établit par Weismann. Notre conclusion est proche de celle défendue par Ege (1988, p. 485) : « Paradoxalement, en matière d’emprunts que les économistes du changement technique et de l’innovation pratiquent dans la théorie lamarckienne, il serait possible de parler d’une distanciation à l’égard du modèle biologique jugé trop mécanique pour rendre compte de la complexité du fait humain ». Voir également Paulré (1997).