Des modèles économiques faisant appel à la simulation par ordinateur

Le premier modèle développé (Nelson et Winter, 1982b, chapitre 6) était celui qui avait été présenté pour la première fois par Winter en 1964 et retravaillé en 1971. Le modèle de sélection économique faisait réagir les firmes aux signaux de prix, eux‑mêmes déterminés par la confrontation de la demande agrégée (non analysée dans le modèle) et de l’offre agrégée (celle‑ci, déterminée de façon endogène par le nombre de firmes présentes dans l’industrie et la quantité produite par chacune). Winter faisait remarquer que cette façon de traiter les interactions entre une firme et son environnement, via quelques variables‑clés, typique en économie, n’avait pas d’équivalent immédiat en biologie évolutive 244 .

Les modèles de croissances, tirés de la théorie de la diffusion des technologies de Nelson, constituaient la seconde classe de modèles abordés dans l’ouvrage. Nous avons vu que dans le modèle original (Nelson, 1968b), le phénomène de diffusion était détaillé sans référent analogique (biologique ou autre) identifiable, et avait eu pour origine directe le travail de terrain réalisé sur la croissance de l’industrie colombienne (voir supra, p. 168). Dans An Evolutionary Theory, le même modèle était désormais présenté comme un « modèle évolutionnaire à deux technologies ». L’adoption d’une technologie plus productive par une firme, et l’expansion de la firme permise par les quasi‑rentes induites, étaient réappréciées comme une forme de sélection économique. Ce changement tardif de vocabulaire et de perspective est bien le signe, comme l’affirmait Nelson dans l’entretien déjà cité, que l’analogie évolutionnaire se surimposait à une structure théorique élaborée en toute indépendance du référent biologique.

La dernière classe de modèles présentés dans l’ouvrage illustrait parfaitement la caractérisation du début de l’ouvrage : « Le terme ‘néo‑schumpétérien’ serait une dénomination aussi appropriée pour notre approche que le terme ‘évolutionnaire.’ Plus précisément, il serait raisonnable de dire que nous sommes des théoriciens évolutionnaires dans le but [for the sake] d’être néo‑schumpétériens – c'est‑à‑dire, parce que les idées évolutionnaires fournissent une approche opérationnelle du problème de l’élaboration et de la formalisation de la vision schumpétérienne du capitalisme comme moteur du changement progressif ». (Nelson et Winter, 1982b, p. 39).

Ce dernier ensemble de modèles formalisait des traits essentiels de la dynamique capitaliste, déjà identifiés par Schumpeter, savoir : la nature de la relation entre progrès technologique et innovation, la différenciation des firmes, qui peuvent adopter des stratégies d’innovation ou d’imitation, et l’hypothèse que la concentration de l’industrie est un « mal nécessaire » pour atteindre un plus fort degré d’innovation.

S’appuyant sur une série d’articles écrits dans une seconde étape de leur collaboration (Nelson et Winter, 1977a, 1977b, 1978, 1982a), les auteurs exploraient l’influence des paramètres initiaux (concentration initiale de l’industrie, degré d’accès aux ressources financières) sur l’évolution de l’industrie : productivité de la meilleure technologie, productivité moyenne, dépenses totales de R&D. Cette procédure leur permettait notamment de conforter l’hypothèse schumpétérienne d’une corrélation entre concentration de l’industrie et productivité moyenne lorsque le progrès technologique était exogène (Nelson et Winter, 1982b, p. 293, figure 12.2). Elle révélait aussi le résultat moins intuitif de la bonne performance des firmes imitatrices dans un régime de progrès technologique exogène (Ibid., p. 344).

Les transformations de la composition de l’industrie au cours du temps était décrite comme « l’évolution » du système. Pourtant ce terme d’évolution ne signifiait pas de façon univoque l’exercice d’une analogie biologique ; il avait un autre sens mieux identifiable. Nous avons déjà vu qu’une des définitions privilégiées du concept de « routine » renvoyait à la programmation informatique. Les modèles développés dans l’ouvrage étaient eux‑mêmes représentés par des programmes informatiques et « incarnés » par les simulations successives lancées à partir de ces programmes 245 .

Ainsi, les modèles dérivés de la théorie évolutionnaire développée par Nelson et Winter entre les années 70 et 1982 reposent sans doute plus sur un raisonnement algorithmique typique de la programmation informatique que sur une réflexion nourrie par les similitudes entre l’évolution biologique et évolution sociale. Ce constat est corroboré par les influences intellectuelles exercées sur les deux économistes : leur carrière à la RAND, terrain de développement des premiers ordinateurs, et l’absence d’une stimulation précise venant de la biologie.

Notes
244.

Interrogé sur sa familiarité avec la littérature théorique en biologie dans la période menant à 1982, Winter indiquait ainsi avoir consulté The Genetic Theory of Natural Selection (1930) de R. A. Fisher et le Primer of Population Biology (1971) d’E. O. Wilson et William Bossert, espérant y trouver une modélisation des rapports entre une population en évolution et son environnement. Il fut déçu de trouver que le traitement des interactions entre organismes et milieu n’était pas au cœur de ces ouvrages (Winter, communication personnelle, 2006). Winter soulignait même l’absence en biologie d’une conception précise des interactions écologiques qui soit cohérente avec une théorie évolutionnaire digne de ce nom. (Nelson et Winter, 1982b, p. 161). Le passage en question est repris presque mot pour mot de Winter (1971, p. 258). Dans son essai de 1964 déjà, Winter avait suggéré que « ce sont les concepts écologiques d’écosystèmes en successions et en climax [successional and climax ecosystems] qui fournissent une analogie biologique appropriée [à la théorie évolutionnaire de la firme], plutôt que la simple notion de ‘survie du plus apte.’ » (Winter, 1964, p. 259).

245.

À la RAND Corporation, Nelson et Winter avaient assisté à l’introduction contemporaine de l’ordinateur dans les analyses stratégiques, puis à la (toute relative) banalisation de l’outil. Winter « était non simplement familier des ordinateurs, il adorait aussi jouer avec. Il était vraiment très à l’aise en programmation et à ce genre de choses ». (Nelson, entretien, 2006). Le système que Winter utilisait à RAND était JOSS (Johnniac Open Shop System), une version du JOHNNIAC construit en 1953 à Princeton par John von Neumann, qui avait été modifié pour permettre à plusieurs utilisateurs distants d’y accéder en même temps et ne nécessitant qu’une formation élémentaire (Winter, entretien, 2006 ; Marks et Amerding, 1967). Une fois à l’Université de Michigan, Winter, assisté par son étudiant Herbert Schuette, continua à développer les programmes informatiques qui permettaient de lancer les simulations de trajectoires d’une population de firmes, et qui formaient un arrière‑plan important à leurs publications (Nelson et Winter, 1974, p. 894).