Conclusion Générale

Nous nous étions proposé d’étudier les rapports entre économie et biologie aux États‑Unis durant l’après‑guerre (1950‑1982), en nous intéressant à leur développement historique et analytique. Afin de caractériser la diversité de ces rapports interdisciplinaires, nous avons choisi de nous appuyer sur une distinction entre analogies et métaphores, reprise et modifiée de Pepper (1970), Black (1962), et, Klamer et Leonard (1994). L’application de cette grille de lecture aux rapports entre économie et biologie permet de dégager quatre enseignements.

Notre analyse a d’abord fourni une explication de la nature et de l’étendue des liens interdisciplinaires, là où un certain nombre d’études antérieures étaient prises en défaut lorsque confrontées à la grande variété des rapports entre économie et biologie.

La nature des échanges interdisciplinaires est souvent envisagée comme l’exercice d’un réductionnisme ou d’un « impérialisme » de la part d’une des deux disciplines concernées. Rappelons que ces conceptions présentent de nombreux problèmes, parmi lesquels : si l’école de Chicago est impérialiste, comment explique‑t‑on que la sociobiologie le soit également à son égard ? Et si le réductionnisme est une exportation de méthodes d’une discipline à une autre, comment se fait‑il qu’on hésite à qualifier de réductionniste l’intégration des sciences sous la houlette de la biologie développée par Boulding, par exemple, ou encore les contributions de Samuelson en biologie ? Le recours à la notion de métaphore a résolu ces contradictions en identifiant l’élément commun aux projets de ces économistes : c’est leur attachement à une modalité explicative, plutôt qu’à une définition substantielle de la connaissance, qui a mené à transgresser les barrières disciplinaires traditionnelles, avec des conséquences différentes selon la nature de la métaphore à l’œuvre. Si l’impérialisme en sciences doit conserver un sens pertinent, nous serions tenté de lui faire désigner l’emprise institutionnelle d’une discipline sur une autre : quand, par exemple, un professeur d’économie est nommé dans un département de biologie. Notre étude montre que même dans ce sens restreint, la relation entre économie et biologie n’était pas impérialiste (de la part de l’une ou de l’autre discipline).

La distinction entre métaphores et analogies a également abouti à une réappréciation de l’étendue des rapports entre économie et biologie. Ainsi, les contributions de Samuelson en biologie ont été reconnues et intégrées, là où la dichotomie habituelle entre « analogie biologique » et « analogie mécanique » butait sur leur interprétation, et les laissait hors du champ des études historiques et méthodologiques. L’association canonique entre économie et physique s’en trouve relativisée, et la biologie réapparaît comme un partenaire important des relations interdisciplinaires de l’économie – via le jeu des métaphores mécanistes. L’œuvre à multiples facettes de Boulding, à la frontière de l’économie et de la biologie, était reconnue mais restait inexplorée sous cet angle ; elle trouve ici une explication unifiée comme la déclinaison d’une métaphore organiciste. Enfin, la place centrale de la thèse Alchian dans les rapports entre économie et biologie a été relativisée, en montrant qu’une lecture mettant la biologie à l’arrière‑plan était possible, et même explicitement indiquée par l’auteur.

Le deuxième résultat est une compréhension renouvelée du rôle de l’évolutionnisme dans le rapprochement entre les deux disciplines. Il existe une tendance à prendre l’existence de théories évolutionnistes en économie et en biologie comme la manifestation d’une unité épistémologique ou même ontologique (Hodgson, 2002) entre les deux disciplines. Notre étude historique a montré qu’une autre voie est possible, et que l’évolutionnisme en sciences sociales peut être développé dans une indépendance relative de la théorie de l’évolution en biologie – son contenu explicatif s’en trouve de fait enrichi.

Cette conclusion suggère un énoncé plus général : les relations entre les deux disciplines semblent engendrer des résultats plus intéressants quand les analogies sont subordonnées au développement d’un programme de recherche intradisciplinaire. Une raison semble être que les ressources limitées d’un chercheur font meilleur usage lorsqu’elles ne sont pas consacrées avant tout au perfectionnement analytique d’un modèle général (ici, le « darwinisme universel »), et qu’elles sont dévolues prioritairement à la résolution de problèmes identifiés dans une discipline 246 . Cet usage restreint des analogies évite également la réouverture inopportune du débat nature - culture, sur lequel nous allons revenir.

Le troisième résultat est un rappel du rôle important des contingences historiques dans le développement des relations interdisciplinaires. L’attrait d’une analogie pour un chercheur, et sa capacité à être adoptée dans une discipline, semblent dépendre autant de ses qualités propres que de l’écho qu’elle rencontre dans l’atmosphère intellectuelle du temps. Cette relation n’est pas une découverte, mais elle est rarement étayée. Dans le cas de l’isolement des analogies organicistes de Boulding et de la critique des analogies par Penrose notamment, nous avons mis en lumière que le développement de l’individualisme méthodologique d’une part et l’ombre du darwinisme social d’autre part constituaient un obstacle au développement des analogies biologiques au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

De façon plus positive, il nous est apparu que le caractère « appréciatif » de l’évolutionnisme de Nelson et Winter avait été modelé par l’exercice de leur profession dans des organisations tournées vers les travaux appliqués (la RAND Corporation, l’enquête de terrain en Colombie de Nelson) et les prescriptions de politique publique (le Council of Economic Advisors de Kennedy). Cela les a encouragé à maintenir une distance avec une approche purement formelle et néo-darwinienne de l’évolutionnisme, et les a conduits à élaborer un évolutionnisme adapté spécifiquement aux sujets de société qu’ils étudiaient. Au regard des développements très récents en histoire et philosophie de la biologie, qui remettent sérieusement en cause le modèle canonique de la synthèse néo‑darwinienne en biologie même, cette distance nous apparaît salutaire 247 .

Enfin, cette étude fournit des éléments de réflexion supplémentaires sur le vieux débat des relations d’autorité entre sciences naturelles et sociales. La nature a une « autorité morale » qui continue à s’exercer sur les sciences sociales 248 . Les relations entre économie et biologie fondées sur l’exploration d’une métaphore constitutive confirment cette leçon générale, mais une nuance importante apparaît : les économistes convaincus de l’universalité de leur métaphore se trouvent fondés à participer aux côtés des biologistes à l’exploration de cette métaphore.

C’est ce que fait par exemple Becker dans son compte rendu de Sociobiology, lorsqu’il débattait les modèles des biologistes et leur traitement de la socialité humaine, mais aussi animale. Ce n’est pas là le signe d’un triomphe, ou d’une insubordination, des sciences sociales par rapport aux sciences naturelles : finalement, Becker troquait un énoncé orthodoxe en biologie (maximisation de l’adaptabilité) contre son double (maximisation de l’utilité). L’autorité scientifique de l’économiste fait alors écho à celle du biologiste ; elle ne constitue pas une voix indépendante.

Il nous faut également reconnaître les limites de notre travail. Nous n’avons évoqué que rapidement les développements en théorie des jeux évolutionnaires. En outre, nous avons arrêté notre étude à la publication de An Evolutionary Theory of Economic Change (1982), ce qui pose la question de l’état plus récent des relations entre économie et biologie. En guise de note finale et d’ouverture, nous proposons donc quelques réflexions sur l’état actuel des relations entre économie et biologie aujourd’hui.

En décembre 2006, Joel Mokyr écrivait le compte rendu de Nature : An Economic History (2004) du géologue Geerat Vermeij pour le Journal of Economic Literature, un ouvrage à l’esprit très proche du Economy of Nature (1974) de Ghiselin (voir supra, p. 66n). Dans sa recension, Mokyr avançait l’idée que les économistes ont beaucoup à apprendre des biologistes, en citant les travaux passés d’Alchian, Hirshleifer et Nelson et Winter. Il reçut quelques mois plus tard une lettre de Samuelson qui, tout en le félicitant pour son compte rendu, lui faisait un reproche à peine voilé : « Les études interdisciplinaires nouvelles ont des bibliographies particulièrement incohérentes. Cela explique pourquoi la vaste littérature Lotka‑R. A. Fisher‑Sewall Wright‑Verhulst‑Pearl‑Samuelson en génétique démographique a esquivé votre Google », (Samuelson à Mokyr, 14 mars 2007).

Mokyr n’a sans doute pas eu l’idée de faire cette recherche sur Google. Depuis les années 80, l’intérêt des économistes en biologie s’est consolidé sur des bases bien différentes de la dynamique des systèmes développée par Samuelson, depuis ses Foundations jusqu’à ses études de la valeur sélective de Fisher dans les Proceedings of the National Academy of Sciences. Mokyr lui‑même est un économiste s’intéressant à l’histoire des technologies, et qui a proposé en 1990 que l’évolution des techniques peut être utilement comparée au processus d’équilibres ponctués proposé par les paléontologues Niles Eldredge et Gould (1972). Il se situe donc davantage dans les pas de Nelson et Winter, dont l’ouvrage a fini par développer un intérêt considérable en économie institutionnaliste (en particulier celle s’intéressant aux techniques) à partir de la fin des années 80 249 .

Alors que Nelson continue à prendre ses distances avec une analogie biologique strictement respectée, la proposition d’équilibres ponctués de Mokyr traduit une tendance à prendre l’analogie évolutionnaire au pied de la lettre, et à continuer l’exploration des liens analogiques suggérés par d’autres compartiments de la biologie. Cette réflexion sur un modèle théorique de sélection en biologie et en économie est aujourd’hui bien développée, au point d’éclipser les préoccupations empiriques – l’innovation et le changement technologique en économie – qui avaient été le point de départ de la réflexion de Nelson et Winter 250 .

L’économie évolutionnaire se reconnaissant de l’ouvrage phare de Nelson et Winter se situe cependant à la marge de la profession, et est bien plus florissante dans les départements de business and management (notre propre premier contact avec leur théorie a été dans un cours de licence de gestion, en théorie des organisations.) Ainsi, Nelson et Winter occupent aujourd’hui des chaires en sciences de gestion, une situation qu’ils n’ont pas choisie et qui résulte avant tout d’une marginalisation des approches hétérodoxes en économie 251 .

Au contraire, les contacts avec la biologie sur le mode ouvert par Becker, Hirshleifer et Tullock se sont pleinement développés, jusqu’à constituer aujourd’hui un des modes dominants du rapport entre les deux disciplines (Robson, 2001, 2002 ; Galor et Moav, 2002). Cette approche propose des modèles, et cherche à trouver des confirmations empiriques à la proposition selon laquelle la rationalité humaine est un produit de l’évolution, au même titre que les traits physiques de l’organisme. La rationalité se serait développée et perfectionnée parce qu’elle conférait une valeur sélective supérieure aux individus qui étaient doués d’une plus grande capacité à répondre avec intelligence aux défis posés par leur environnement.

Ces rapports analogiques à la biologie sont favorisés par le fait que la biologie évolutive, après Wilson, s’est considérablement développée. Le terme « sociobiologie » tend certes à tomber en désuétude, mais le sujet lui‑même est bien vivant sous le nom d’éthologie humaine (Eibl‑Eibesfeldt 1989) ou de psychologie évolutionnaire (Barkow, Cosmides et Tooby, 1988 ; Buss, 1999, 2005). La tendance la plus récente dans ce type de rapport entre la biologie et l’économie est la neuroéconomie, qui s’intéresse aux fondements neurologiques de la rationalité humaine en tentant de les mettre en rapport avec les comportements économiques observés, grâce à des techniques d’imagerie cérébrale qui permettent une visualisation fine des zones du cerveau activées pendant que le sujet accomplit des tests (Glimcher et Rustichini, 2004 ; Kenning et Plassmann, 2005 ; Camerer, Loewenstein et Prelec, 2004). Il y a ici une certaine ironie à penser que Noyes, qui n’avait eu qu’un seul disciple (peu fidèle) avec Boulding, voit son approche neurophysiologique de l’économie ressuscitée quelque cinquante ans plus tard.

Les rapports entre économie et biologie sont donc bien vivants. Nous avons montré qu’ils étaient inhérents au développement des sciences économiques. Quelle que soit l’appréciation qu’on en fasse, le caractère métaphorique du raisonnement scientifique garantit qu’économie et biologie continueront à partager des structures logiques communes. Un degré de liberté subsiste : l’expressiondes métaphores sous forme de modèles analogiques reste sous le contrôle de celui qui formule le discours scientifique. Dans le passé, certains scientifiques ont consciemment choisi de ne pas employer certaines analogies, bien qu’elles soient fortement suggérées par la vision du monde qu’ils entretenaient, ce que Pepper a appelé « l’hypothèse sur le monde » du chercheur. D’autres ont développé des analogies biologiques en économie, mais en les soumettant consciemment à un critère de pertinence empirique strict. Notre étude suggère que c’est l’exercice de cette liberté et de cette responsabilité qui favorise un développement raisonné des relations entre économie et biologie.

Notes
246.

Ce point était exprimé de façon plus éloquente par Coase : « Ce qui m’importe, c’est de savoir si les économistes devraient étudier la biologie. Si ce que nous y gagnerions sont de simples généralisations applicables de la même façon à la biologie et l’économie, je n’y vois que peu d’avantages. Nos théories sont déjà trop générales à bien des égards. Si nous apprendrions sûrement quelque chose d’une théorie qui expliquerait de façon aussi instructive la division du travail dans l’industrie pétrolière, des dents dans la bouche humaine, et dans une communauté de fourmis, notre besoin le plus pressant est d’expliquer la division du travail dans l’industrie pétrolière ». (Coase, 1978, p. 244).

247.

Les historiens et philosophes de la biologie Depew et Weber (1995) montrent que la frontière entre la théorie de l’évolution, et les modèles de dynamique en physique du chaos, s’efface aujourd’hui peu à peu. Le numéro spécial de Studies in History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences (décembre 2007) dirigé par Dupré montre que les processus d’évolution au niveau microbiologique sont bien différents des modèles darwiniens classiques d’évolution intergénérationelle : les transferts latéraux entre cellules semblent avoir un rôle évolutif (Sapp, 2007, et les autres contributions au numéro).

248.

 Comme le soulignent Lorraine Daston et Fernand Vidal (2004), les historiens sont passés d’un questionnement de la légitimité de cette autorité, à une interrogation sur le « pourquoi » et le « comment » de ce que Ross (1991) a aussi appelé l’« attracteur magnétique » qu’étaient les sciences naturelles pour les sciences sociales.

249.

C’est l’ouvrage de Giovanni Dosi et al (1988) qui semble avoir donné une impulsion décisive à l’économie évolutionnaire. L’ouvrage de Nelson et Winter restait encore relativement peu cité, après avoir reçu des critiques peu enthousiastes (Rosenberg 1994). Voir par exemple Baumol (1983) et Boulding (1984).

250.

Au point qu’un débat soit né entre Nelson, partisan d’un usage modéré des analogies biologiques, et Hodgson et Knudsen, qui s’attachent à définir ce que serait un « darwinisme universel ». La teneur de ce débat a été donnée ci‑dessus, p. 174. Nelson poursuivait dans les années 80 et 90 son étude de la technologie et de l’innovation en s’intéressant davantage au rôle du système institutionnel, en proposant le concept fructueux de système national d’innovation (voir Steven Collins [2003] pour une étude de cas adoptant ce cadre analytique).

251.

Un processus déjà à l’œuvre dans les années 70 : « J’ai commencé à recevoir des lettres de rejet fermes [de la part des meilleures revues en économie] quand j’ai, en fait, rejeté les canons de la théorie néoclassique et commencé à écrire en tant que théoricien évolutionnaire. Comme je l’ai noté, des rejets sans appel ne m’étaient jamais arrivé avant, et cela me fit donc un vrai choc ». (Nelson in Shepherd, 1995). Nelson indique également qu’il a été désagréablement surpris lorsque, obtenant en 1987 un poste à l’Université de Columbia en tant que professeur d’économie internationale dans un département de gestion, il ne lui fut pas proposé une affiliation, même en tant qu’invité, au département d’économie (Nelson, entretien, 2006).