Introduction

La construction du mot fluvio-maritime peut prêter à confusion. Contrairement à une idée répandue et comme le souligne Rissoan (1995), le fluvio-maritime ne désigne pas l’association de deux modes de transports distincts : le fluvial et le maritime avec transbordement de la marchandise pour passer d’un environnement à l’autre. Le transport fluvio-maritime prolonge le parcours maritime sur les voies navigables (canaux, fleuves, rivières ou lacs) en pénétrant au cœur des territoires. Il permet de déplacer l’interface fleuve-mer à l’intérieur du continent et fait de Paris ou Lyon des ports maritimes. La figure ci-dessous, tirée des travaux de Rodrigue et Comtois, compare différentes chaînes de transport avec une option fluvio-maritime.

Figure 1 : Impacts du maillon fluvio-maritime sur une chaîne de transport
Figure 1 : Impacts du maillon fluvio-maritime sur une chaîne de transport.

Source : Dr. Jean-Paul Rodrigue et Dr. Claude Comtois, professeur de Géographie à l’Université de Montréal, http://www.geog.umontreal.ca/Geotrans/fr/ch3fr/conc3fr/fluvialmaritimefr.html

Soit un transport entre une origine (O) et une destination (D). O et D sont séparés par une mer. Plusieurs chaînes sont représentées :

La navigation fluvio-maritime connecte un port intérieur, séparé par une mer ou un océan, à un autre port fluvial ou maritime. Le parcours en mer est suivi d’un parcours fluvial (ou inversement) sans transbordement de la marchandise d’un navire maritime vers une unité fluviale (automoteur ou convoi poussé). Le voyage s'opère en droiture. Les ports maritimes d’interface fleuve/mer sont court-circuités. Ceci constitue l’intérêt économique du fluvio-maritime. C’est par conséquent un transport « monomodal » fondé sur un principe intermodal.

À cheval entre deux environnements bien distincts, le fluvio-maritime peut couvrir d’assez longues distances. Au Nord, il met les bassins rhénan et séquanien en relation directe avec les îles Britanniques et la Scandinavie. Plus au Sud, il offre depuis l’axe Rhône-Saône une desserte sans escale du bassin méditerranéen. Il se prédestine par conséquent à l’acheminement de flux internationaux d’import-export, généralement sur de courtes distances, au titre du cabotage maritime par opposition aux voyages au long cours. Le fluvio-maritime n’est pas toujours limité à des dessertes de proximité. Certaines marchandises expédiées depuis le bassin Rhône-Saône ont été transportées au-delà du détroit de Gibraltar et ont parfois même traversé l’océan Atlantique. En décembre 2001, un transport direct a été effectué depuis le port fluvial Édouard Herriot de Lyon jusqu’à Morgan-City (USA) près de la Nouvelle-Orléans aux États-Unis. En janvier 2002, une liaison entre le port de Mâcon et Charleston en Caroline du Sud (USA) a été réalisée. Plus récemment (2005), une liaison Chalon – Russie a également été accomplie. Ces voyages répondent à une demande de transport de colis lourds et encombrants dont les dimensions sont incompatibles avec un pré-acheminement routier.

Le fluvio-maritime s’affranchit d’une rupture de charge. Pour qu’un transport soit qualifié de fluvio-maritime, il doit réunir les conditions suivantes :

Pour un acheminement alliant parcours fluvial et maritime, la marchandise, par une mise en œuvre de moyens techniques, humains et financiers, évite le maillon portuaire (manutention) lorsqu’elle passe d’un environnement fluvial à un environnement maritime ou inversement. Les ports assurant l’interface terre/mer sont contournés.

Cette définition nous permet de distinguer technique et navigation fluvio-maritime.

Toutefois, la connexion entre un port d’eau douce et un port d’eau de mer n’est pas toujours assimilée à de la navigation fluvio-maritime. Le port d’Anvers, situé dans l’estuaire de l’Escaut ne réalise aucun trafic fluvio-maritime. Il en est de même pour le port de Rouen situé sur la Seine. Pourtant, toucher ces deux ports nécessite de remonter le cours d’eau. Le trajet est équivalent à un parcours fluvial (navigation en eau douce). Aucun port assurant l’interface terre/mer n’est contourné, « court-circuité » pour desservir ces deux ports.

Les navires fluvio-maritimes réalisent un compromis entre contraintes fluviales et maritimes. À cheval entre deux environnements bien distincts, ils ne sont parfaitement adaptés ni à l’un ni à l’autre. A mi-chemin entre fluvial et maritime, ils appartiennent au monde maritime et en reprennent l’organisation : armateurs, agents, commissionnaires de transports. Comme toute autre embarcation maritime, ils relèvent juridiquement du Droit maritime. Le Lloyd’s Register les définit comme ayant les caractéristiques suivantes : « …shallow draft and low air draft, width and length restrictions, a strong box hold and a powerful engine. In short: neat, compact, small ship capable of navigating on river and canal, and crossing the seas around the European coastline ».

Unités mixtes, les fluvio-maritimes répondent à un compromis entre des formes nautiques océaniques et des contraintes de dimensions et de profils de coques adaptés aux rivières, aux écluses, aux passages de ponts. Équipés d’une passerelle télescopique et de mâts escamotables, ballastables1, ils s’affranchissent des contraintes de tirant d’eau et d’air des voies navigables (franchissement des ponts). Ils sont généralement de type box shaped (cale unique rectangulaire). L’ouverture des écoutilles est équivalente à la dimension de la cale (longueur x largeur). Nous traiterons plus en détail des caractéristiques techniques des navires fluvio-maritimes dans une section suivante.

Les navires fluvio-maritimes opèrent souvent en tramping : affrètement à la demande pour le transport d’un lot complet pour le compte d’un chargeur. Ils acheminent n'importe quel type de marchandise, vracs solides ou marchandises générales, en cale mais aussi en pontée, sur des distances relativement courtes : Rhin – Angleterre/Scandinavie ou Rhône – Méditerranée. Le fluvio-maritime est par sa nature, une forme de cabotage. Les services qu’il propose répondent à la définition qu’en fait la Commission Européenne. Pour la Commission Européenne le cabotage maritime regroupe :

‘« Tous les services de transport maritime, réguliers ou au voyage, effectués entre des ports européens ou avec des pays ayant une façade sur une mer limitrophe fermée, quelle que soit leur nature : vracs secs, liquides, marchandises conventionnelles, roulantes, conteneurisées voire même les passagers »’

Navires polyvalents, les fluvio-maritimes sont plus complexes et plus coûteux que des unités fluviales ou maritimes de taille équivalente. Plus lourds que des unités fluviales, parce que leurs structures doivent résister à la houle et au roulis. Plus sophistiqués que des navires de mer (passerelle télescopique, mâts rabattables, ballasts de fortes capacités, propulseur d’étrave) leurs coûts de construction et donc leurs coûts d’exploitation sont nettement supérieurs à ceux d’unités « purement » fluviales ou maritimes. À dimensions équivalentes, un fluvio-maritime offre des capacités de transport moindres par rapport aux automoteurs et barges fluviales conçus pour utiliser au mieux le gabarit fluvial et par rapport aux navires de mer. Ils se distinguent également des unités fluviales par des contraintes d’armement plus fortes. Un automoteur (jusqu’à 2.000 tonnes) peut être exploité par un artisan et son épouse, quant à un convoi poussé industriel (jusqu’à 5.000 tonnes) il est armé de 4 hommes pour une navigation continue. Dans le même temps, un navire fluvio-maritime est généralement armé par un équipage de 6 hommes minimum quel que soit son parcours : fluvial ou maritime. L'équipage se compose d’un capitaine, d’un second-capitaine, d’un chef mécanicien, et des hommes d'équipage. Le fluvio-maritime présente en conséquence deux surcoûts l’un relatif au segment fluvial et l’autre au segment maritime.

Mode de transport plus coûteux comparativement à des maillons fluviaux ou maritimes classiques, quel est l’intérêt du fluvio-maritime ? Quel est son degré de pertinence ?

Le principal attrait de ce transport réside dans son principe. En pénétrant au cœur des territoires mouillés (desservis par une voie d’eau à grand gabarit) il approche la marchandise au plus près de sa destination finale et/ou de son origine. Le fluvio-maritime peut être perçu comme un service de porte à porte. À l’image du transport routier, il met en relation directe l’expéditeur et le réceptionnaire de la marchandise sans rupture de charge, si et seulement si, tous deux ont un accès à l’eau (appontement privé ou installation dans un port). Le navire peut être un lien direct entre deux usines d'une même firme : British Steel importe des coïls (bobines d’acier) à Limay (région parisienne) pour transformation, Arjomari (importation de pâte à papier sur Limay – région parisienne), Peugeot entre Gijon et Poissy. Il réduit ainsi les pré / post acheminements.

Contourner les ports maritimes qui assurent l’interface terre/mer représente un gain important pour le chargeur. Au minimum une rupture de charge est supprimée. Cette économie de coût s’accompagne d’une réduction des risques pour la cargaison (avaries, détérioration…) liés à la manutention. La qualité de la marchandise est préservée. Des manipulations successives contribuent à accroître la probabilité de casse. Ainsi pour le transport de céréales, des manutentions répétées cassent les grains. Cet aspect constitue le facteur de compétitivité du fluvio-maritime.

L’économie de coûts est d’autant appréciable que ports fluviaux et ports maritimes n’obéissent pas aux mêmes obligations réglementaires et statuaires, notamment en matière de personnel : dockers, grutiers. Le coût du passage portuaire est nettement inférieur dans les enceintes fluviales (aucun frais de lamanage, de pilotage, absence de dockers…). Par ailleurs, la réduction du nombre de rupture de charge améliore la traçabilité du produit.

Ainsi, plus la rupture de charge de l’interface fleuve/mer sera coûteuse plus son élimination sera avantageuse. En retour l’avantage sera plus faible si la manutention est simple et « bon marché ». C’est pourquoi, le fluvio-maritime est une solution de transport intéressante lorsque les manutentions sont complexes et longues (marchandises diverses, colis lourds…) et inversement pour des manutentions à forte productivité (conteneurs).

Cependant, le développement du fluvio-maritume n’est pas homogène en Europe. Le Nord de l’Europe et plus particulièrement le Rhin est très développé. En 2004, le seul port de Duisbourg a traité un trafic fluvio-maritime plus de deux fois supérieur à celui de l’ensemble de l’axe Rhône-Saône : 1,4 million de tonnes contre 625.000 tonnes. Pour expliquer cette disparité certains experts soulignent un marché insuffisamment structuré et caractérisé par un certain manque de cale. Certains éléments historiques et géographiques renforcent cette disparité. Contrairement au bassin Rhénan, le bassin Rhône-Saône n’a pas bénéficié d’une activité industrielle dense. Laferrere (1981) résume ce point en quelques phrases :

‘« Dans les vallées de la Saône et du Rhône, les concentrations d’hommes et d’activités sont bien moins puissantes que celle de la vallée du Rhin, pour des motifs à la fois historiques et géographiques. La révolution industrielle du XIXème siècle n’a pas trouvé dans le Sud-Est de la France des ressources minérales et énergétiques comparables à celles de l’Europe du Nord-Ouest. Ainsi le bassin houiller de Saint-Étienne a produit en moyenne vingt fois moins de charbon que celui de la Ruhr. L’industrialisation de ces régions françaises s’est donc réalisée en ordre dispersé : au Creusot, à Saint-Étienne et à Alès, sur des gisements de charbon somme toute modestes, dans les vallées des Alpes de Savoie et du Dauphiné productrices d’hydroélectricité, à Lyon ville d’anciennes traditions textiles, à Marseille grand port maritime. Quant au Rhône, navigable à courant libre comme le Rhin, mais dans des conditions plus difficiles et très onéreuses, il n’a pas permis de maintenir en activité les hauts fourneaux construits au Pouzin, à Chasse et à Givors pour transformer les minerais ardéchois, pyrénéens et algériens ; mais il a fixé sur ses rives la chimie des acides et des engrais à Saint-Fons près de Lyon, aux Roches de Condrieu, au Pontet près d’Avignon, et aussi la papeterie à Tarascon et à Arles ».’

L’axe Rhône-Saône offre néanmoins des caractéristiques intéressantes pour la navigation intérieure. À l’image d’une autoroute et contrairement à d’autres voies navigables beaucoup plus sinueuses (Seine), la liaison entre la Bourgogne et la Méditerranée se fait quasiment en ligne droite. Le bassin Rhône-Saône représente près d’un tiers des voies navigables françaises au gabarit européen : 550 kilomètres sur un total de 1.700 km.

En 1953, la conférence européenne des ministres des transports a établi quatre classes de gabarit en prenant pour modèle de base l’automoteur de la flotte fluviale rhénane. Le développement de la technique du poussage importée des États-Unis (séparation de l’unité motrice et de la barge) a fait apparaître la nécessité d’une nouvelle classification des voies navigables (1992), cette classification est reprise dans le tableau ci-dessous.

Tableau 1 : Classement européen des voies navigables.
Tableau 1 : Classement européen des voies navigables.

Source : VNF – CEMT.

Le Rhône et la Saône sont classés au Vb, de même que la Moselle et la Seine pour partie.

Le Rhône et la Saône offrent un maillage complet du territoire avec un réseau portuaire relativement dense et homogène (carte 1). Les navires fluvio-maritimes peuvent remonter jusqu’à Pagny au cœur de la Bourgogne.

Carte 1 : Le maillage portuaire du bassin Rhône-Saône.
Carte 1 : Le maillage portuaire du bassin Rhône-Saône.

Source : VNF ; Direction inter-régionale de Lyon.

La navigation peut s’effectuer en continu 24h/24h et 7 jours/7. Des convois fluviaux jusqu’à 4.400 tonnes peuvent naviguer sur l’ensemble du bassin. La relation Méditerranée-Lyon s’effectue en une trentaine d’heures. Il faut compter plus de 50 heures pour gagner Pagny depuis la mer.

Le cadre institutionnel de Rhône-Saône voit se côtoyer trois entités : la CNR (Compagnie Nationale du Rhône), l’État via le Service Navigation Rhône-Saône (SNRS) et VNF (Voies Navigables de France).

La CNR est concessionnaire du Rhône depuis plus d’une soixantaine d’années avec trois missions : production d’électricité, irrigation des terres agricoles et navigation fluviale (aménagement du fleuve). L’État exerce une autorité de tutelle du transport : police de l’eau. VNF assure la promotion du transport fluvial sur l’ensemble de l’axe.

L’alternative fluvio-maritime peut incarner sur Rhône-Saône, pour certains trafics, une option complémentaire au rail et à la route en proposant des solutions logistiques « Rhodano-méditerranéennes » à destination du pourtour méditerranéen (Italie, Espagne et pays du Maghreb). Pourtant, en dépit de nombreux atouts et après une phase de croissance importante, les trafics fluvio-maritimes de Rhône-Saône ont tendance à stagner voire même se réduire faute d’une cale suffisante.

Le rapport De Richemont (2003) reconnaît quatre avantages au fluvio-maritime :

Les experts soulignent le potentiel qu’il représente pour des solutions de cabotage maritime. Cependant, ils ne manquent pas de souligner sa sous-utilisation et la nécessité de rechercher des solutions favorables à son développement (CEMT/CM 2002, rapport De Richemont 2003).

‘« Le transport fluvio-maritime. Une autre solution pour tirer un meilleur profit du potentiel de transport des voies de navigation intérieure consisterait à les utiliser pour le trafic fluvio-maritime entre des bassins fluviaux qui ne sont pas interconnectés par des voies navigables (ou seulement par des voies navigables trop petites) avec le principal réseau européen […] » CEMT/CM(2002).’ ‘« Le fluvio-maritime stagne aussi bien sur le Rhône que sur la Seine. Certains espaces portuaires fluviaux sont considérés comme de simples lieux d’entreposage. « On peut faire mieux et plus » en s’inspirant notamment des Pays-Bas où on a favorisé la multiplication des petits appontements et où l’on transporte de très petites quantités de marchandises » ; rapport De Richemont (2003).’

Consciente de l’importance de cet enjeu et faute de littérature, la direction régionale de VNF Lyon souhaite évaluer la pertinence globale de cette offre autour des axes économiques et collectifs. Ceci permettra de renforcer le poids relatif de la voie d’eau dans la répartition modale des transports et encourager une politique de transports cohérente sur le bassin Rhône-Saône.

Rissoan (1987, 1995) apporte un éclairage géo-économique sur le fluvio-maritime. En dehors des travaux de Rissoan, peu de références à vocation économique existent sur le fluvio-maritime. Notre étude complétera celle de Rissoan. Au travers d’outils de la micro-économie nous déterminerons le degré de pertinence du fluvio-maritime. Konings et Ludema (2000) évaluent la faisabilité d’un service fluvio-maritime entre l’Allemagne et le Royaume-Uni. Ils comparent cette alternative avec différentes chaînes de transport associant acheminements terrestres et maritimes. Aucune étude ne définit le seuil de basculement entre fluvio-maritime et une autre alternative de transport. Ce seuil de basculement représente le tonnage à partir duquel la solution fluvio-maritime devient économiquement intéressante. Pour ce faire, nous comparons les fonctions de coûts de différentes chaînes de transport. Nous travaillons à partir des fonctions de coûts construites par Cullinane et Khanna (2000). Après avoir défini ce seuil de basculement, nous déterminons pour différents ports du bassin Rhône-Saône l’aire de navigation du fluvio-maritime. Cette analyse découle de celle de Rissoan (1987). Cette aire représente la zone géographique dans laquelle le fluvio-maritime est économiquement plus pertinent qu’une autre alternative de transport. Notre contribution réside dans la prise en compte des accès nautiques, mais également la diversité de la flotte fluvio-maritime fréquentant l’axe Rhône-Saône.

Nous tenterons, ensuite, de préciser quels sont les leviers d’action susceptibles de favoriser le développement du fluvio-maritime sur Rhône-Saône. Nous essaierons d’apporter une réponse aux interrogations de Rissoan (1995) : « Quelles stratégies mettre en œuvre pour accélérer [son] développement ? ». Nous problématiserons la formulation de Charlier reprise par Rissoan (1987) dans sa conclusion : Comment « accentuer la pente géographique de Rhône-Alpes vers le versant maritime méditerranéen ? ».

Notes
1.

Action qui consiste à introduire de l’eau dans des compartiments étanches du navire pour assurer sa stabilité en augmentant son tirant d’eau. Dans le cas du fluvio-maritime, le ballastage en enfonçant le navire, facilite le franchissement de certains ponts dont la hauteur libre sous ouvrage est problématique.