Le Rhône, un fleuve maritime ?

Le second aspect de notre chapitre introductif recentre notre analyse sur le bassin Rhône-Saône et son Histoire.

Le Rhône dispose d’un passé riche et ancien. Turbulent, objet de toutes les craintes pendant l’Antiquité, il est aujourd’hui un fleuve « dompté » et aménagé pour la navigation à grand gabarit.

Arles, berceau du fluvio-maritime.

Les Romains ont été de grands bâtisseurs et de grands navigateurs. Les échanges par voies terrestres ou maritimes étaient fréquents. L’organisation de l’Empire et la qualité de ses infrastructures : routes pavées, création de ports-entrepôts (sorte de hub maritimes), ont fait la fortune de Rome. Des produits germains sur le marché de Rome était un fait aussi « banal » que la présence de produits asiatiques dans nos supermarchés.

Une grande route maritime Est-Ouest reliait l’Espagne et l’Italie. Dans cette grande artère s’inséraient des voies depuis le Nord-Ouest et Sud-Est de la Gaule vers l’Italie. Les deux principaux ports gaulois sur la côte méditerranéenne étaient les villes impériales de Narbonne et Arles.

Narbonne était le débouché des produits du commerce Aquitain, Atlantique et de la région du Massif Central vers la Méditerranée. Quant à Arles, la ville servait de lien entre l’Europe des Germains et celle des Latins. Le fleuve met la cité arlésienne en relation avec sa vallée et celle de la Saône, mais aussi au Nord avec le bassin de la Seine, les régions de la Meuse, de la Moselle et la vallée du Rhin ; et à l’Ouest avec le bassin de la Loire. Ainsi une grande partie des produits de la Gaule du Nord et de la Germanie se trouvait drainée à Arles. L’hinterland de la cité est conséquent, comme en atteste la citation d’un géographe anonyme « Arles reçoit les produits du monde entier et les renvoie jusqu’à Trèves. » 3 . Privilégiée par sa situation géographique en bordure du Rhône et au carrefour de trois voies terrestres (via Domitia, via Agrippa, via Aurelia) Arles développe ses réseaux commerciaux pendant la période romaine. Véritable plaque tournante, Arles voit transiter les productions agricoles ou manufacturées issues des terres les plus lointaines de l’Empire. Dans l’Antiquité tardive, Arles est l’un des ports les plus actifs de la Méditerranée.

Arles ne semblait pas destinée à devenir un port maritime. La ville est installée à la fourche du delta du Rhône et ses communications avec la mer étaient délicates. Le cours torrentueux du Rhône était un obstacle majeur à la navigation. Suivant les époques l’homme gagne la Méditerranée soit par le fleuve lui-même ; soit par les fameuses fossae marinae (fosses mariennes).

Le réseau hydrographique suivait un schéma différent de l’actuel. Des réseaux complexes d’étangs et de cours d’eau doublaient les voies de communication vers le Nord et vers l’Est offrant des débouchés sur la haute Provence. Aristote constate dans sa Météorologie : « le Rhône est navigable » 4 . Les liaisons entre Arles et Lyon étaient courantes. Des navires remontaient même jusqu’à Chalon, Mâcon. Des haleurs tiraient les embarcations à l’aide de cordes nouées à leur poitrine Deydier (1912).

Arles est devenu à la fois un port maritime et un port fluvial. La dimension modeste des navires permettait à la cité romaine de concurrencer d’autres ports méditerranéens. La taille moyenne des embarcations était proche des 14 mètres en longueur et environ 4,50 mètres en largeur pour une capacité de 20 tonnes. Le principal mode de propulsion était la rame progressivement abandonnée au profit de la voile et de ses avancées importantes.

Avant la construction des fosses mariennes, la navigation « primitive » pour gagner la mer depuis Arles empruntait un ancien bras du Rhône, aujourd'hui disparu, appelé le Rhône d'Ulmet. Cependant, la vitesse du courant et le dépôt d'alluvions à l'embouchure rendaient la navigation impossible sur le Bas Rhône aux navires à voiles ou à rames. Seuls les radeaux utriculaires, fabriqués à Arles, pouvaient s'accommoder du fort courant à la manière des « rafts » actuels et uniquement dans le sens Nord-Sud.

Le général romain Marius Plutarque venu dans la région en 104 avant J.-C. pour la protéger d'attaques barbares, devait assurer le ravitaillement de ses troupes (cinq légions soit 30.000 hommes environ) par voie d'eau. Les navires en provenance d'Ostie devaient pouvoir acheminer les vivres dans le sens Sud-Nord sans qu'il soit nécessaire de transborder la cargaison, opération fort coûteuse en temps. La solution a conduit à l’aménagement d’un canal entre Arles et la mer. Ce canal (fosses mariennes) améliorait la dépression naturelle par un allongement du parcours de sorte à obtenir une pente modérée avec un débit réduit permettant la navigation dans les deux sens.

L’aménagement du canal s’est effectué pendant l’hiver 103-102 avant J-C. Le développement d’Arles a suivi le creusement du canal. En 46 avant J-C, Arles participe au succès militaire de César et occupant une position stratégique en amont du delta du Rhône, devient colonie de droit Romain. Lorsque César fonde la colonie d’Arles en lui donnant tout le territoire de Marseille, il ambitionne de la substituer à cette dernière dans son rôle de grand port méditerranéen. La rivalité entre les deux villes date de l’affrontement entre César et Pompée. Marseille avait pris le parti de Pompée tandis qu’Arles avait fourni des navires de guerre à César.

La base des échanges (le fond de cale) entre Arles et Rome concernait les denrées annonaires ; contribution au ravitaillement de Rome (principalement du blé et de l’huile). Dans le cas particulier d’Arles, une grande majorité des marchandises était directement acheminée à Rome sans aucun transbordement. C’est là un atout du fluvio-maritime capable d’acheminer la marchandise au plus près de son lieu de consommation en limitant le nombre de manutentions.

En raison des services rendus à l’annone, les naviculaires étaient dispensés de payer l’impôt de douane ou portuaire ; privilège limité aux marchandises qu’ils transportaient pour leur propre compte. Cette mesure a favorisé le développement de la cité arlésienne. Les naviculaires d’Arles expédiaient ainsi pour leur propre compte et en dehors du contrôle de l’État des vins (vinum picatum de Vienne) – le vin n’étant pas une denrée annonaire. Des marchandises d’Orient destinées aux marchés gaulois et germains étaient également importées.

La prospérité commerciale d’Arles atteint son apogée à la fin du IVème siècle. Une constitution d’Honorius de 418 décrit l’activité des relations maritimes d’Arles :

‘« La ville est si heureusement placée, le commerce y est si actif, les négociants y viennent en si grand nombre, qu’on y draîne tout les produits de l’Univers : … toutes les richesses de l’Orient, les parfums d’Arabie, les délicatesses d’Assyrie s’y trouvent en si grande abondance qu’on les croirait des productions locales. »5

Dans de nombreux ouvrages, nous retrouvons l’admiration du formidable entrepôt que constituait Arles à cette époque :

‘« Arles ville double, ouvre tes ports si aimablement hospitaliers. Arles, Rome des Gaules, qui a pour voisine d’un côté Narbonne de l’autre Vienne, opulente colonie des Alpes. Le cours torrentueux du Rhône te coupe en deux : mais d’un pont de bateaux tu formes d’une rive à l’autre une large route ; par le Rhône tu reçois les marchandises de tout le monde romain. Cependant tu ne les gardes pas pour toi, tu enrichis d’autres peuples, d’autres villes ; tu en fais profiter la Gaule et l’Aquitaine au vaste sein. » 6

Arles jouait deux rôles : porte de la Gaule sur l’Orient et vaste entrepôt sur la route entre l’Italie et l’Espagne. Nous ne pouvons pas refermer ce volet historique sans signaler, ce qui est probablement, le premier témoignage de navigation fluvio-maritime sur le Rhône. L’existence d’un bureau de douane à Lyon qui peut sembler faire double emploi avec celui d’Arles, laisse supposer que certaines marchandises venaient directement de Méditerranée jusqu’à Lyon sans subir de contrôle douanier dans la cité arlésienne. La remontée du Rhône par certains petits caboteurs maritimes semble ici concevable.

Notes
3.

Anonymi totius orbis descripto, 58 ; traduction d’un livre grec composé à Antioche ou à Alexandrie vers 350 après J-C.

4.

Aristote, Met. , I, 13.

5.

Ed Haenel, dans Corpus legum ante lustinianum latarum, Leipzig 1857 p238 sq.

6.

Anson., l.c ; cf. Epist. XXIII, 81-82 : … utque duplex Arelas Alpinae tecta Viennae Narbonemque pari spatio sibi consuit…