Marseille un port à contourner ?

Le développement récent du fluvio-maritime s’appuie sur plusieurs atouts : limitation du nombre de ruptures de charge et amélioration de la traçabilité des produits. L’essor du fluvio-maritime, aussi bien en Seine que sur Rhône-Saône, s’explique également par le coût des manutentions maritimes et le manque de fiabilité de certains ports assurant l’interface entre fluvial et maritime.

L’intervention d’ouvriers dockers dans les ports maritimes contribue à accroître le coût du passage portuaire. Ces manutentionnaires jouissent d’un quasi-monopole pour le chargement / déchargement des marchandises dans le domaine public portuaire :

‘« […] les opérations de chargement et de déchargement des navires et des bateaux aux postes publics sont […] effectuées par des ouvriers dockers […]. Il en est de même des opérations effectuées dans des lieux à usage public (terre-pleins, hangars ou entrepôts) situés à l'intérieur des limites du domaine public maritime, et portant sur des marchandises en provenance ou à destination de la voie maritime. »’

Code des ports maritimes (Partie Réglementaire - Décrets en Conseil d'État) - Article R511-2. (cf. annexe 3, article complet)

L’absence de dockers dans les ports fluviaux rend ces plates-formes très intéressantes pour les chargeurs, qui plus est, lorsque la marchandise est en provenance ou à destination directe de la voie maritime (fluvio-maritime). Le statut du personnel des ports fluviaux est au cœur de leur compétitivité. Les ports fluviaux ont construit un argumentaire autour de trois axes : faible coût de manutention, réactivité et flexibilité. Ils offrent des surfaces de stockage (temporaires ou permanentes) à des tarifs attractifs. Ils cherchent à valoriser la rupture de charge en transformant le surcoût financier en avantage économique.

Ils souffrent cependant de quelques handicaps. La modestie de la demande qui leur est adressée crée une certaine rigidité  : problème de gestion des pics et des creux d’activité. Ainsi il n'est pas toujours aisé d'obtenir un travail le week-end ou en heures supplémentaires. Les ports fluviaux restent toutefois des interlocuteurs flexibles pour lesquels tout est négociable. L’apparition d’un besoin nouveau de manutention ne constitue pas un élément bloquant.

Outre des conditions sociales différentes dont profitent les plates-formes fluviales, le fluvio-maritime sur Rhône-Saône a été quelque peu favorisé par le passé du port de Marseille. Le Port Autonome de Marseille souffre encore aujourd’hui d’une réputation « sulfureuse ». Les mouvements sociaux du début des années 90 et ceux plus récents n’y sont pas étrangers.

Des années 60 jusqu’aux années 80, l’activité portuaire de Marseille est tirée par les Trente Glorieuses avec notamment l’aménagement des bassins Ouest (Fos sur Mer). Cette évolution et la rationalisation du métier de manutentionnaire profitent aux dockers avec de nettes revalorisations salariales. Les effets de la mécanisation divisent le nombre de dockers par 3 en moins d’une quarantaine d’années. De 7.000 après la seconde guerre mondiale ils passent à 2.300 en 1980. Les engins de manutentions (chariots élévateurs, grues…) se substituent aux hommes. Les gains de productivité sont considérables. Un seul clark déplace autant de marchandises qu’une vingtaine de dockers. Les navires ro-ro et leur manutention horizontale et le développement du conteneur révolutionnent le monde maritime. Nous entrons dans l’ère du port sans bâti, les docks et les hangars sont remplacés par d’immenses surfaces asphaltées.

Le contexte économique modifie les revendications et les mentalités. Les mouvements sociaux des dockers portent sur la revalorisation des salaires. Au printemps 1968, ils obtiennent une augmentation de 17% des salaires de base et un accroissement de 10% des primes. Les revendications sociales visent à améliorer les conditions de travail.

L’issue des conflits est souvent favorable aux « chiens des quais ». Armateurs et acconiers ne veulent pas d’interruption prolongée des rotations de navires. En 1969, les salaires augmentent de 9% ; en 1975 ils font un bond de 25% et la durée journalière de travail est fixée à 6h40. Tous ces acquis pèsent sur les coûts de passages portuaires. Tous les acteurs s’accordent néanmoins sur le principe « la marchandise paie ». Les augmentations de salaires accordées se répercutent immédiatement sur les tarifs de la manutention qui atteignent des sommets, faisant de Marseille l’un des ports les plus chers d’Europe. Pour l’économie alors en phase de croissance, les tarifs de manutentions restent faiblement contraignants.

La fin des Trente Glorieuses et les crises économiques qui succèdent affectent la place marseillaise. La compétitivité du port est mise à mal, de nombreux chargeurs lui préférant Gênes ou Barcelone. La marchandise n’accepte plus de payer le prix fort. Le port est soumis à de nombreux conflits sociaux jusqu’au point dur de la réforme de 1992.

En mars 1982, le Premier Ministre, Pierre Mauroy signe une ordonnance favorisant le départ des dockers en préretraite à partir de 55 ans, avec garantie de salaire. En 1987 après une quarantaine de jours de grèves, un accord est conclu entre syndicats et patronat. Les hommes peuvent partir à 55 ans moyennant le versement de la somme de 200.000 FF (environ 30.000 euros).

Les mutations technologiques affaiblissent l’emploi docker. Le taux de chômage des ouvriers dockers s’accroît jusqu’à déséquilibrer le fonds national de garantie contre le chômage des dockers. Depuis la loi de 1947, cette caisse est alimentée par une cotisation payée par tous les acconiers, équivalant à 6% des tarifs de manutention. Les charges supplémentaires pénalisent la compétitivité du secteur et par effet dominos le port lui-même.

S’ensuit alors le plan Drian en 1991. Le départ des dockers est facilité : la prime au départ est de 500.000 FF (plus de 75.000 euros) et l’âge de la préretraite est abaissé à 48 ans. Le plan de restructuration propose la mensualisation des ouvriers dockers.

Ce plan est rejeté par l’ensemble de la profession qui craint de voir disparaître un collectif auquel les dockers s’identifient et de devenir des ouvriers isolés. Les ports maritimes français sont bloqués par des mouvements de grève parmi lesquels Marseille se distingue. La loi définitive est adoptée en mai 1992, alors que tous les autres protagonistes nationaux acceptent la nouvelle législation, seuls les dockers marseillais continuent le mouvement. Ce n’est qu’en 1993 que les négociations aboutissent. L’année 1992 est celle d’un regain pour les trafics fluvio-maritimes. Le trafic augmente de plus de 55% passant de 300.000 tonnes à près de 470.000 tonnes.

Marseille est devenu pour certains acteurs un port à contourner. L’impact de la réforme portuaire sur les trafics fluvio-maritimes de Rhône-Saône est à nuancer en raison d’un aménagement de la voie d’eau sur la section entre Arles et la mer (déroctage du seuil de Terrin) initié la même année.

En septembre 1991 le déroctage du seuil de Terrin et la mise en eau profonde du port d’Arles ont bouleversé le paysage fluvio-maritime sur Rhône-Saône. Des navires jaugeant plus de 3.000 tpl peuvent désormais desservir l’ancienne cité romaine. La plate-forme arlésienne a vu son tonnage progresser de 78.000 tonnes entre 1991 et 1992. L’amélioration des accès nautiques du bas Rhône a permis d’accélérer le mouvement de report des trafics maritimes vers l’amont. Le port fluvial d’Arles est devenu un petit port maritime avec un rôle important dans la stratégie d’évitement de la plate-forme marseillaise. Arles se présente aujourd’hui comme une plate-forme quadri-modale (fer, mer, route et fleuve) capable d’accueillir des navires jusqu’à 3.000 tonnes.

La progression du fluvio-maritime sur le bassin Rhône-Saône au début des années 90 semble en partie liée à la « défaillance » du port marseillais avec l’apparition d’une stratégie d’évitement du port phocéen. Toutefois, la présence des fluvio-maritimes sur le bassin relève également d’aspects historiques et contractuels. La question de la complémentarité et/ou de la concurrence entre fluvio-maritime et maritime reste posée. Elle sera l’objet de notre seconde partie.