Introduction générale

L’apprentissage de la lecture est une étape fondamentale dans le développement cognitif de l’enfant. L’enseignement de la lecture – et de l’écriture – est dispensé à l’école, généralement à partir de l’entrée au Cours Préparatoire (CP). L’objectif de l’apprentissage de la lecture est de rendre cette activité cognitive automatique et de permettre à l’enfant « d’élaborer progressivement des connaissances explicites qu’il pourra utiliser intentionnellement pour compléter ou contrôler le produit des traitements automatiques ». Toutefois, apprendre à lire n’est pas une activité simple. Apprendre à lire nécessite le développement d’un certain nombre d’habiletés et la mise en place de procédures de traitements capables de traiter les différents aspects du langage écrit. Cet apprentissage apparaît être contraint par différents aspects cognitifs (e.g., la mémoire, l’audition, la vision, l’attention…) mais également par différentes contraintes propres à chaque langue. Comme l’ont dernièrement rappelé Ziegler et Goswami (2005), la vitesse de l’apprentissage de la lecture serait dépendante des caractéristiques inhérentes de la langue. D’ailleurs, les caractéristiques linguistiques moduleraient la taille des unités de lecture.

Alors que de nos jours, le développement et le recours à la médiation phonologique sont reconnus comme une étape fondamentale de l’apprentissage de la lecture, la taille des représentations phonologiques demeure un point de débat. Si en anglais, la rime semble être une unité fonctionnelle rapidement utilisée par les enfants, la syllabe pourrait être l’unité représentative du français. L’importance de la syllabe tient en trois arguments. D’une part, avant d’avoir appris explicitement les règles de conversion des lettres en sons, les enfants ont élaboré un ensemble de connaissances implicites sur les syllabes, développé grâce aux premiers contacts avec le langage oral. D’autre part, le français dispose de caractéristiques linguistiques particulièrement favorables à la segmentation syllabique (e.g., la complexité syllabique, le nombre de mots plurisyllabiques…). Enfin, quelques « rares » études menées en français – et non en anglais à partir desquelles les résultats sont généralement transposés à d’autres langues – commencent à apporter des éléments de réponse en faveur d’un rôle précoce, majeur et durable de la syllabe pendant l’apprentissage de la lecture. Or, les données actuelles demeurent trop peu répandues et peu d’équipes ont concentré leurs recherches sur l’étude du rôle de la syllabe et des caractéristiques linguistiques du français au cours de l’apprentissage de la lecture.

Cependant, malgré cet apprentissage de la lecture obligatoire à l’école, certains enfants demeurent incapables d’intégrer convenablement les principes de lecture et ne progressent que très péniblement et/ou très lentement. Dans cette population d’enfants en difficulté existent des enfants dyslexiques développementaux qui, en dépit de conditions favorables, ne parviennent pas à acquérir le niveau de lecture attendu. Si les travaux menés sur la dyslexie développementale sont conséquents (voir le rapport de l’INSERM, 2007) et que les troubles cognitifs observés chez ces enfants sont de plus en plus attribués à un désordre de nature phonologique, optionnellement accompagné de troubles sensori-moteurs (Ramus, 2003), peu de recherches se sont attardées sur le statut de la syllabe dans les compétences de traitement de l’écrit chez ces enfants. Si l’hypothèse d’un déficit phonologique central et récurrent est une caractéristique des enfants dyslexiques (Snowling, 2001), quelle est sa nature ? Qu’en est-il des représentations phonologiques ? Telles sont les questions qui restent en suspens, sept ans après que ces questions aient été formulées par Ramus (2001). Parallèlement, l’implication des traits linguistiques propres au français n’a qu’exceptionnellement fait l’objet d’études (e.g., Fabre & Bedoin, 2003).

Notre étude propose d’étudier le rôle de la syllabe et de certaines caractéristiques linguistiques dans les traitements de l’écrit auprès d’enfants normo-lecteurs, d’enfants dyslexiques développementaux et d’adultes normo-lecteurs. Plus particulièrement, nous tentons de déterminer si la syllabe est une unité phonologique fonctionnelle en français, rapidement disponible chez les apprentis-lecteurs et durablement utilisée chez les adultes lecteurs habiles. Nous cherchons à déterminer si la syllabe est une unité accessible par des enfants dyslexiques qui présentent des troubles phonologiques pour lesquels nous allons au préalable évaluer le niveau des représentations phonologiques. Enfin, nous nous attachons à savoir si l’utilisation de la syllabe est modulée par la fréquence syllabique et/ou les caractéristiques phonotactiques et/ou acoustico-phonétiques.

Ce présent travail de recherche comporte deux grandes parties : une première partie théorique et une deuxième partie expérimentale. Dans la partie théorique, nous proposons d’évoluer au travers de six chapitres qui concernent une revue de la littérature des domaines qui nous ont directement guidés dans notre démarche. Chaque chapitre théorique est immédiatement suivi d’une synthèse des points importants abordés. Un septième chapitre expose notre problématique et nos hypothèses et introduit les expériences que nous utilisons ainsi que les populations concernées. Dans la partie expérimentale, nous découpons en deux grandes sections notre démarche. Dans la première section, nous abordons deux chapitres. Dans la deuxième section, nous partageons notre recherche en cinq autres chapitres.

Le premier chapitre est une présentation des concepts et des théories qui régissent la définition et l’utilisation de la syllabe. Le second chapitre s’attache à faire un état des lieux des données expérimentales issues de diverses langues, dans toutes les modalités perceptives qui attestent d’une implication de la syllabe dans les traitements des adultes. Le troisième chapitre fait la synthèse des modèles connexionnistes de la lecture experte, de leurs fonctionnements et de leur pertinence. Le quatrième chapitre offre une vue d’ensemble des modèles cognitivistes de l’apprentissage de la lecture et du rôle des connaissances implicites. Le cinquième chapitre effectue une rétrospective des étapes et des compétences de l’apprentissage de la lecture ainsi qu’une présentation de l’importance des caractéristiques de la langue comme la transparence des correspondances entre les graphèmes et les phonèmes avant de présenter des arguments expérimentaux en faveur de la syllabe. Le chapitre six décrit les différentes théories explicatives de la dyslexie avec un focus particulier sur les troubles phonologiques. Enfin, la partie théorique s’achève avec le chapitre sept.

Dans la première section, le chapitre huit concerne le pré-test d’une première expérience menée selon une approche développementale auprès d’enfants de CP, CE2 et CM2 à l’aide d’une tâche de détection visuelle de cible à l’initiale de mots pour tester l’effet de compatibilité syllabique censé refléter le recours à une procédure phonologique grapho-syllabique et pour dessiner une trajectoire développementale dans le recours aux unités de lecture. Nous avons innové en proposant l’étude de la fréquence syllabique et de la fréquence lexicale à l’aide de bases de données adaptées (i.e., Manulex, Lété, Sprenger-Charolles & Colé ; Manulex-infra, Peereman, Lété & Sprenger-Charolles, 2007). Le chapitre neuf présente deux expériences (tâche de reconnaissance bimodale audio-visuelle de pseudomots et tâche d’identification perceptive inspirée du paradigme des conjonctions illusoires) pré-testées auprès d’adultes normo-lecteurs dans le but d’évaluer l’impact des règles phonotactiques, du statut des consonnes intervocaliques et de la sonorité à la frontière syllabique sur le format de l’unité phonologique sollicitée. À partir de la seconde section, le chapitre dix regroupe deux expériences (tâche de discrimination auditive de paires minimales et tâche de décision lexicale) proposées à des enfants dyslexiques développementaux comparés à des enfants de mêmes âges chronologiques et lexiques dans le but d’évaluer le niveau de leurs représentations phonologiques et phonémiques. Enfin, le chapitre onze reprend les trois expériences pré-testées dans la section A afin d’étudier les traitements phonologiques, le statut de la syllabe et des caractéristiques linguistiques du français chez des enfants dyslexiques développementaux comparativement à des enfants normo-lecteurs également appariés en âges chronologiques et lexiques.

Enfin, cette thèse s’achève par une discussion générale de l’ensemble de nos résultats au cours de laquelle nous essayons de montrer la contribution de nos données dans le domaine de la recherche sur l’apprentissage de la lecture et de ses troubles tels que la dyslexie développementale, du rôle de la syllabe et des caractéristiques linguistiques en lecture silencieuse en français. Nous concluons en abordant des perspectives ultérieures de recherche issues de nos travaux.