2.2.3. Spécificités acoustico-phonétiques et accentuation

Si les caractéristiques des phonèmes et des syllabes, le respect des règles phonotactiques et l’application de principes universaux influencent considérablement les traitements phonologiques, l’utilisation de stratégies syllabiques pourrait être modulée par des facteurs plus spécifiques au français.

D’une part, le français possède certains atouts au niveau de la répartition de ses structures syllabiques et de la composition des mots de son lexique. Différentes analyses (Delattre, 1965 ; Wioland, 1985) révèlent que le français est majoritairement composé de syllabes ouvertes (e.g., CV), qualifiées d’universellement optimales pour leur simplicité (cf. Chapitre 1, Partie 2.2.1.) et leur sonorité (Clements, 1990), ce qui les rendrait plus facilement identifiables. De plus, le français contient une majeure partie de mots plurisyllabiques (i.e., 93.3% ; Content et al., 1990), ce qui rend le recours à des unités de taille syllabique beaucoup plus pertinent que pour des langues dominées par des mots monosyllabiques telles que l’anglais qui se baserait essentiellement sur des unités rimiques (e.g., Treiman, Mullennix, Bijelbac-Babic & Richmond-Welty, 1995b) bien qu’elles semblent aussi intervenir pour le traitement de mots plurisyllabiques (Treiman, Fowler, Gross, Berch & Weatherspoon, 1995c).

D’autre part, en français, les mots ont des frontières syllabiques qui sont relativement claires à identifier (Kaye & Lowenstamm, 1984), sur la base, notamment, du Principe d’Attaque Maximale et des règles phonotactiques qui lui sont propres. En résumé, il n’existerait pas ou peu d’ambiguïté pour découper convenablement les segments consonantiques, contrairement à une langue telle que l’anglais gouvernée par des règles différentes (Derwing, 1992 ; Treiman & Danis, 1988 ; Treiman & Zukowski, 1990) et pour laquelle il existe un phénomène phonologique d’ambisyllabicité (i.e., affiliation d’une seule et même consonne présente à la frontière syllabique à deux segments contigus ; e.g., le mot demon ‘démon’ segmenté en dem et mon) (Hooper, 1972 ; Kahn, 1980).

Alors que l’organisation structurale permettrait d’argumenter pour l’implication de la syllabe en français, des éléments plus fins, situés à un niveau acoustico-phonétique, pourraient aussi rendre compte du rôle de la syllabe. De même que la prédominance de mots plurisyllabiques en français laisserait envisager le recours à la syllabe, son emploi serait consolidé par le respect à 76.4% (Content et al., 1990) du Contact Syllabique Optimal (Hooper, 1972 ; Murray & Vennemann, 1983), à savoir, la coda de la première syllabe plus sonore que l’attaque de la seconde syllabe. En bref et plus globalement, les traits de sonorité et leur organisation interne aux frontières syllabiques seraient des indices subtils et utiles pour une segmentation cohérente.

Hormis l’aspect de sonorité et l’organisation optimale interne de la syllabe, déjà largement exposés précédemment, des indices suprasegmentaux pourraient intervenir et même influencer le recours à des unités syllabiques, tels que l’assignation de l’accentuation. Alors que le français et l’espagnol sont qualifiés de langues rythmées par la syllabe (syllable-timed languages), l’anglais, le néerlandais ou l’allemand sont dits des langues rythmées par l’accent (stress-timed languages) (Cutler, 1997). En français, l’accentuation est fixe, généralement véhiculée par la dernière syllabe d’un mot isolé. De ce fait, la première syllabe est non accentuée et les constituants plus fins (i.e., les phonèmes) sont acoustiquement moins clairs à identifier, notamment à cause du phénomène de coarticulation (Altmann, 1997 ; Liberman, Cooper, Shankweiler & Studdert-Kennedy, 1967). Cela servirait à justifier de l’utilisation d’un code plus global, de plus haut niveau, c’est-à-dire un code syllabique plutôt que phonémique. De même, pour Altmann (1997), la sensibilité aux structures syllabiques en français est due à la présence de détails de coarticulation entre la voyelle et la consonne postvocalique. Ainsi, dans le mot balance, il n’y a que très peu de coarticulation du l sur la voyelle précédente dans la première syllabe donc la consonne appartient à la seconde syllabe. Par contre, dans le mot balcon, la coarticulation de la consonne est forte sur la voyelle précédente donc elle s’accole à celle-ci. En résumé, des données expérimentales viennent étayer le rôle quasi inexistant d’unités suprasegmentales telles que l’accentuation qui n’est pas contrastive en français et pour laquelle les auditeurs montrent une certaine surdité (Dupoux, Pallier, Sebastián & Mehler, 1997). En revanche, en anglais, l’accentuation est instable et peut se positionner sur la première ou sur la seconde syllabe.La frontière syllabique deviendrait floue et rendrait les consonnes intervocaliques ambisyllabiques. Lorsque l’accentuation tombe sur la seconde syllabe, la syllabification est systématiquement non problématique, c’est-à-dire que la consonne intervocalique est assignée en position d’attaque (Treiman & Danis, 1988). Parallèlement, la structuresyllabique jouerait un rôle fondamental pour l’assignation de la place de l’accent dans le mot pour les langues à accentuation libre comme l’anglais (pour plus de détails, Bell & Hooper, 1978 ; Goldsmith, 1990). Ainsi, le poids syllabique, qui dépend du positionnement de l’accent, déterminerait les stratégies et unités de segmentation (Cutler & Norris, 1988 ; Fear, Cutler & Butterfield, 1995) qui reposeraient sur la distinction entre deux types syllabiques. Les syllabes lourdes, c’est-à-dire celles comportant une voyelle longue (les francophones sont insensibles à la succession ‘court-long’, Dupoux, Kakehi, Hirose, Pallier & Mehler, 1999), une diphtongue (inexistante en français) ou une voyelle brève suivie d’une ou plusieurs consonnes (Derwing, 1992, pour plus de détails sur les spécificités propres à l’anglais), sont des syllabes accentuées. Dans le cas d’une syllabe légère (non accentuée), celle-ci se compose d’une voyelle brève ou de toute autre formation ne répondant pas aux critères de structuration d’une syllabe lourde.