2.2. Stratégies dépendantes des langues ou universelles ?

Les données actuelles en perception de parole tendent à s’accorder sur un fait : l’utilisation privilégiée de la syllabe et les performances des locuteurs reposeraient avant tout sur les propriétés phonotactiques, phonologiques, prosodiques et acoustiques propres à chaque langue. Ainsi, les effets syllabiques observés dans plusieurs langues ne semblent pas revêtir le caractère universel « supposé » (e.g., Bruck, Treiman & Caravolas, 1995 ; Cutler et al., 1983 ; 1986 ; Floccia, Kolinsky, Dodane & Morais, 2003). C’est dans un tel contexte que le rôle de certains indices a été testé dans plusieurs langues. Cutler et Norris (1988) ont avancé une hypothèse censée rendre compte des mécanismes de segmentation de l’anglais : la Stratégie Métrique de Segmentation (i.e., Metrical Segmentation Strategy). Comme nous l’avons déjà précisé, l’anglais est une langue rythmée par l’accent qui distingue deux types de syllabes : les syllabes accentuées dites lourdes (i.e., les seules considérées comme attaque possible de mots) et les syllabes non accentuées dites légères. Comme l’ont montré Cutler et Norris (1988) ou Norris, McQueen et Cutler (1995), les locuteurs anglophones sembleraient s’appuyer sur cette régularité métrique qui fournit des indices suffisamment pertinents pour segmenter les signaux de parole à chaque syllabe accentuée rencontrée4 (e.g., Slowiaczek, Soltano & Bernstein, 2006).

Suomi, McQueen et Cutler (1997) et Vroomen, Tuomainen et De Gelder (1998) se sont notamment penchés sur le cas de la différence de poids syllabique (i.e., syllabe accentuée vs. syllabe non accentuée) et de l’harmonie vocalique comme sources d’informations phonologiques distinctes et régulières dans les stratégies de segmentation lexicale. L’harmonie vocalique est un phénomène de restriction d’apparition des voyelles au sein d’un mot. En d’autres termes, seules des voyelles d’une même classe (e.g., antérieure ou postérieure) peuvent se retrouver dans les syllabes successives d’un même mot. Les divers résultats obtenus ont montré qu’à l’instar des locuteurs anglais, les locuteurs finlandais et néerlandais s’appuient sur les redondances prosodiques de leurs langues respectives pour segmenter les signaux de parole (i.e., la présence d’une syllabe initiale accentuée) tandis que les locuteurs français n’exploitent pas ces éléments. De même, il semblerait que les locuteurs finlandais soient plus sensibles au poids syllabique qu’à l’harmonie vocalique lorsque ces deux indices sont simultanément présents (Vroomen et al., 1998). Toutefois, des travaux (e.g., Banel, Frauenfelder & Perruchet, 1998) se sont intéressés à l’implication d’une stratégie métrique de segmentation en français. Les auteurs ont validé l’hypothèse selon laquelle les locuteurs français s’appuieraient sur l’agencement métrique des syllabes dans un mot pour initier la segmentation, compte tenu du caractère fiable et prévisible de l’accentuation en français sur la dernière syllabe, même si celle-ci n’est pas définie comme pertinente pour discriminer les mots, à l’inverse du voisement, par exemple.

Parallèlement, en combinant les probabilités phonotactiques et les contraintes phonotactiques (cf. Chapitre 1, Partie 2.2.1.), la stratégie de segmentation de la Contrainte du Mot Possible (i.e., Possible Word Constraint, Norris, McQueen, Cutler & Butterfield, 1997) a été proposée pour expliquer la manière dont la chaîne parlée pourrait être segmentée en anglais. L’idée développée est que la segmentation ne peut s’effectuer à n’importe quel endroit dans le mot, car il est nécessaire que toute séquence segmentée puisse correspondre à une structure lexicale plausible (e.g., vuffapple ne peut être décomposé qu’en vuff et apple car toutes les caractéristiques requises pour former un mot sont présentes pour chacun des segments). Cette hypothèse fondamentale a été testée dans un ensemble de travaux en néerlandais par McQueen (1998) ou Vroomen et De Gelder (1997 ; 1999) et en français par Dumay et al. (2002a) et Dumay, Frauenfelder et Content (2002b) à partir de tâches de word-spotting (i.e., tâche de détection d’un mot enchâssé dans un pseudomot). Ces auteurs ont étudié si l’alignement entre les frontières syllabiques et le début potentiel de mots permettait un déclenchement privilégié pour l’accès lexical (i.e., une meilleure détection de lac dans zun.lac devrait être observée, puisque le mot est aligné avec le début d’une syllabe par rapport à zu.glac). Pour l’ensemble des études menées dans ces deux langues, les résultats ont mis en évidence des détections plus rapides dans la condition où le mot était aligné avec le début de la syllabe (e.g., zun.lac) que lorsqu’il ne l’était pas (e.g., zu.glac). Formulé différemment, détecter un mot non aligné avec une frontière syllabique pénalise les traitements. Ces données rejoignent l’hypothèse de l’Heuristique de Segmentation de l’Attaque Syllabique (i.e., Syllable Onset Segmentation Heuristic, Content, Kearns & Frauenfelder, 2001b ; Content, Dumay, Frauenfelder, 2000) proposée pour expliquer la manière dont les locuteurs français exploitent les régularités des structures syllabiques du français pour segmenter le flux de parole. Cette théorie, en accord parfait avec la théorie du Possible Word Constraint (Norris et al., 1997), observe que les frontières syllabiques coïncideraient avec les frontières des mots et défend l’idée selon laquelle les débuts de syllabes constitueraient des points d’alignement pour l’accès lexical. Selon Content et al. (2001b), l’accès lexical ne s’effectuerait pas sur la base d’analyses séquentielles syllabes après syllabes, mais en fonction des syllabes positionnées en début de mot5. Ces conclusions, fondées sur les résultats expérimentaux obtenus dans des tâches de permutation de syllabes ou de répétition de syllabes initiales ou finales, ont aussi inclus le constat que la détermination de la fin de la syllabe initiale (i.e. syllable offset) ou du début de la syllabe suivante (i.e., syllable onset) induit des mécanismes distincts de traitement : le point de segmentation dépendrait uniquement du début du mot.

Notes
4.

De nombreuses études ont remis en cause la pertinence de la segmentation métrique en avançant l’hypothèse selon laquelle la proportion de mots commençant par une syllabe accentuée contraint un phénomène de compétition lexicale en amorçage phonologique (e.g., Radeau, Morais & Seguí, 1995) ou en amorçage inter-modalité (e.g., Vroomen & De Gelder, 1995).

5.

Les auteurs ont aussi observé que les stratégies de syllabification favorisaient le Principe d’Attaque Obligatoire (i.e., Hooper, 1972) plutôt que la Loi du Poids (i.e., Weight Law, Vennemann, 1988) qui renvoie au rôle de l’accentuation, non contrastive en français.