4.2. Effets de variables psycholinguistiques

Alors que les effets de fréquence lexicale en reconnaissance visuelle de mots sont robustes et largement documentés dans de nombreuses langues du monde (i.e., les mots fréquents sont détectés plus rapidement que les mots peu fréquents ; pour une revue détaillée, voir Ferrand, 2001)7, les effets de fréquence syllabique en lecture silencieuse8ont été considérablement – et essentiellement – étudiés en espagnol (e.g., Álvarez, Carreiras & De Vega, 2000 ; Álvarez, Carreiras & Taft, 2001 ; Carreiras et al., 1993 ; Carreiras & Perea, 2002 ; Carreiras & Perea, 2004b ; Dominguez, De Vega & Cuetos, 1997 ; Perea & Carreiras, 1998). De manière convergente dans ces études, les données mettent en exergue des effets inhibiteurs des syllabes initiales fréquentes, indépendamment de la fréquence des mots, alors que les syllabes peu fréquentes engendrent des latences de réponse plus courtes. Ces observations récurrentes ont donné lieu à une interprétation en termes de compétition lexicale. Selon Manuel Carreiras et ses collaborateurs, les syllabes initiales fréquentes activeraient plus de mots dans le lexique. Les effets d’interférences provoqués pour les mots possédant une syllabe initiale fréquente relèveraient d’un effet de compétition entre tous les mots partageant cette même syllabe initiale. Toutefois, ni la fréquence morphémique (Álvarez et al., 2001), ni la fréquence orthographique des syllabes, ni la fréquence et la taille des voisins orthographiques n’étaient confondues avec la fréquence syllabique pour expliquer cet effet (Perea & Carreiras, 1998). Comme l’ont plutôt proposé Perea et Carreiras (1998), la fréquence syllabique elle-même ne serait pas responsable directement des effets inhibiteurs. Plus particulièrement, c’est le nombre de voisins syllabiques de plus haute fréquence que le mot-cible qui serait un prédicteur fiable et puissant des effets inhibiteurs de la fréquence syllabique. Ce n’est pourtant que récemment que la notion de voisins syllabiques a été proposée par Carreiras et al. (1993) pour expliquer les effets inhibiteurs des syllabes fréquentes. D’ailleurs, les auteurs ont formulé l’idée selon laquelle les compétiteurs activés le sont aussi bien à partir des voisins orthographiques que des voisins syllabiques. Comme le décrivent Carreiras et Perea (2004b), « les voisins syllabiques semblent se comporter comme des voisins orthographiques » (Carreiras & Perea, 2004b, p. 235). Cette remarque signifie que le phénomène de compétition s’appliquerait tout autant pour les voisins syllabiques que pour les voisins orthographiques, le degré de compétition étant modulé par la fréquence du mot-cible et des candidats potentiels. Concrètement, le voisinage syllabique renvoie à des mots de longueur variable partageant une syllabe en position identique à un mot-cible (e.g., un mot comme page activerait ses voisins syllabiques tels que pape, pagode, palet, pataud…). Cette définition est directement inspirée de celle proposée pour le voisinage orthographique qui « correspond à l’ensemble des mots de même longueur partageant toutes les lettres sauf une à la même position avec un mot cible » (Spinelli & Ferrand, 2005, p. 148) (e.g., le mot page a un grand nombre de voisins orthographiques tels que mage, rage, cage, pige…).

L’effet d’inhibition d’un voisin de plus haute fréquence est principalement connu via les travaux menés sur le voisinage orthographique sous le nom d’Effet de Fréquence du Voisinage (i.e., Neighborhood Frequency Effect, NFE, Grainger, O’Regan, Jacobs & Seguí, 1989) dont les tentatives de réplication ont conduit à de nombreux résultats contradictoires.Les données obtenues varient non seulement selon les études, mais aussi selon que l’on s’intéresse à la fréquence du voisinage (i.e., la fréquence des voisins orthographiques) ou à la taille du voisinage (i.e., nombre de voisins orthographiques pour un mot-cible) (pour une revue détaillée, voir Ferrand, 2001 ; Spinelli & Ferrand, 2005).

Ainsi, certaines recherches ont dégagé des effets facilitateurs de la taille du voisinage (e.g., Sears, Hino & Lupker, 1995) tandis que d’autres n’en ont relevés aucun (e.g., Carreiras, Perea & Grainger, 1997). De même, quelques recherches ont mis en évidence des effets inhibiteurs de la fréquence du voisinage mais pas de la taille du voisinage orthographique (e.g., Carreiras et al., 1997 ; Grainger et al,, 1989). Par exemple, Mathey et Zagar (2006) ont utilisé un paradigme de type go/nogo en manipulant la typographie de mots français présentés dans une tâche de décision lexicale afin d’étudier l’effet de fréquence du voisinage orthographique. Cette tâche avait déjà été employée par Mathey et Zagar (2000) qui avaient reporté une interaction entre la typographie et la fréquence du voisinage orthographique en termes de temps de réponse. Le changement de typographie permet de faire varier la fréquence du voisinage orthographique (e.g., le mot ôter écrit en lettres minuscules n’a pas de voisins orthographiques tandis que le même mot écrit en lettres majuscules – OTER – possède au moins un voisin orthographique plus fréquent ; ainsi, garder constante la fréquence du voisinage orthographique au travers de la typographie impliquait qu’un mot comme étuve ait un seul voisin orthographique plus fréquent en lettres minuscules – étude – mais également lorsque ce même mot était écrit en lettres majuscules). Mathey et Zagar (2006) ont pu conclure à un effet inhibiteur par nature de la fréquence du voisinage orthographique ce qui est identique aux résultats de Grainger et al. (1989). Plus précisément, l’augmentation des temps de réponse était plus conséquente entre les mots écrits en minuscules et ceux écrits en majuscules uniquement pour les mots avec un voisinage variable, ce qui exclut la présence d’un facteur confondu avec le voisinage orthographique vu que cette différence n’est pas imputable qu’au changement de typographie. En conclusion, les données disponibles sur le voisinage orthographique sont plus nombreuses, mais également plus fragiles : les effets dépendent d’une part, des contrôles réalisés sur des facteurs secondaires (e.g., fréquence des syllabes…) mais aussi du couple précision-vitesse. Dans le dernier cas, il a été montré que les effets inhibiteurs de la fréquence du voisinage orthographique étaient stables lorsque les temps de réponse étaient longs et le pourcentage d’erreurs faible (e.g., Carreiras et al., 1997) tandis que des temps de réponse courts associés à un pourcentage d’erreurs élevé (e.g., Sears et al., 1995) n’engendraient pas d’effets inhibiteurs. L’allongement des temps de réponse couplé à un faible pourcentage d’erreurs pourrait s’expliquer par un accès tardif au lexique permettant de mieux cerner le processus de compétition lexicale.

Ainsi, un nombre non négligeable de travaux, quoique plus restreint, s’est penché sur l’influence de la fréquence des syllabes en décision lexicale essentiellement en espagnol. Ce n’est pourtant que dernièrement en allemand (e.g., Conrad & Jacobs, 2004 ; Conrad, Stenneken & Jacobs, 2006), en français (e.g., Conrad, Jacobs & Grainger, 2007 ; Mathey & Zagar, 2002) et très récemment en anglais (e.g., Macizo & Van Petten, 2007) que des études ont été menées.

Mathey et Zagar (2002) ont examiné en français le rôle de la fréquence lexicale, du voisinage orthographique et du voisinage syllabique (i.e., sur les syllabes initiales) dans une tâche de décision lexicale, inspirée des travaux précédents de Perea et Carreiras (1998) en espagnol. Dans leur expérience, une syllabe fréquente pouvait apparaître en initiale de mots fréquents ou peu fréquents et une syllabe peu fréquente pouvait constituer l’initiale de mots fréquents ou peu fréquents. D’autre part, la moitié des mots possédait au moins un voisin orthographique alors que l’autre moitié n’en comportait aucun. L’originalité de leur expérience reposait, notamment, sur l’utilisation de bases de données de fréquences lexicales récentes et mises à jour (i.e., Lexique, New, Pallier, Ferrand & Matos, 2001), en abandonnant une base de données de fréquences lexicales plus ancienne (i.e., Brulex, Content et al., 1990). Leurs données validaient un effet inhibiteur du voisinage syllabique de plus haute fréquence aussi bien sur le nombre d’erreurs que sur les temps de réponse, conformément aux résultats de Perea et Carreiras (1998). De plus, dans l’étude de Perea et Carreiras (1998), une corrélation entre l’effet inhibiteur de la fréquence syllabique et le voisinage syllabique de plus haute fréquence avait été obtenu (voir Álvarez et al., 2001), le premier étant attribuable au second. Bien que similaires aux résultats de Perea et Carreiras (1998), leurs résultats n’indiquaient pas d’interactions entre voisinages orthographiques et syllabiques. Les auteurs ont suggéré l’existence de deux lexiques distincts, l’un orthographique, l’autre phonologique, chacun renvoyant aux activations de leurs voisinages respectifs.

En revanche, une réponse intéressante a été apportée par Mathey, Zagar, Doignon et Seigneuric (2006) en français sur l’étude des liens potentiels entre fréquence bigrammique (aspect orthographique) et fréquence du voisinage syllabique (aspect phonologique) dans des tâches de décision lexicale. Lorsque la fréquence bigrammique était élevée, le voisinage syllabique était inhibiteur, mais lorsque la fréquence bigrammique était basse, le voisinage syllabique avait des effets facilitateurs. L’hypothèse proposée par les auteurs serait que l’activation des syllabes phonologiques serait influencée et conditionnée préalablement par l’activation des lettres, ce qui validerait complètement l’intervention d’une étape intermédiaire de représentations syllabiques. Formulé différemment, l’effet inhibiteur du voisinage syllabique en français serait contraint par les cooccurrences orthographiques. Selon Mathey et al. (2006), les unités syllabiques et les propriétés de cooccurrences orthographiques seraient deux éléments utilisés conjointement avant que la reconnaissance visuelle des mots ne soit achevée. La redondance orthographique serait alors un facteur influent sur le rôle de la syllabe (voir aussi Seidenberg, 1987). Ces données demeurent ainsi pleinement compatibles avec les résultats de Dominguez et al. (1997) en espagnol qui avaient trouvé un effet conjoint de la redondance orthographique et de la fréquence syllabique dans une tâche de décision lexicale avec amorçage. En espagnol, avec un paradigme de décision lexicale avec amorçage, Carreiras et Perea (2002) avaient également montré un effet d’amorçage syllabique inhibiteur lorsqu’un mot-cible (e.g., BONO) était précédé d’un mot-amorce dont la fréquence du voisinage syllabique était plus élevée (e.g., boca) par rapport à un mot-amorce non-relié (e.g., caia). Toutefois, l’effet était facilitateur quand le même mot-cible était précédé par un pseudomot-cible (e.g., bopa) comparativement à un pseudomot-amorce non-relié (e.g., caya).

Dans une récente étude de Grainger, Muneaux, Farioli et Ziegler (2005), des effets du voisinage phonologique dans une tâche de décision lexicale ont été identifiés comme modulant la manière dont les mots écrits sont reconnus. Cependant, voisinages orthographiques et phonologiques interagissaient. L’effet inhibiteur du voisinage phonologique a été obtenu quand le voisinage orthographique était faible alors qu’un effet facilitateur était observé quand le voisinage orthographique était dense. Ces données rejoignent celles de Yates, Locker et Simpson (2004) qui avaient déjà montré que les mots avec un voisinage phonologique étendu étaient mieux traités que ceux avec un voisinage phonologique restreint. Pour Grainger et al. (2005), les effets de voisinage phonologique dépendraient du niveau de compatibilité de coactivation des représentations orthographiques et des représentations phonologiques. Cette interprétation fait référence à l’existence possible d’un phénomène de consistance inter-code (i.e., cross-code consistency) assimilable aux mécanismes de feedforward/feedback consistency. Pour Grainger et al. (2005), les mots avec un faible voisinage orthographique et phonologique ainsi que les mots avec un large voisinage orthographique et phonologique auront une consistance inter-code plus élevée que les mots présentant un déséquilibre des voisinages de l’un des codes.

Enfin, les expériences récentes qui ont été menées par Conrad et al. (2007) en reconnaissance visuelle de mots en français. Cette étude, très complète, a tenté de comprendre les effets syllabiques massivement obtenus en espagnol en manipulant les fréquences syllabiques d’un point de vue phonologique et orthographique qui, selon les auteurs, avaient toujours été confondues. En analysant de manière dissociée la fréquence syllabique orthographique et phonologique, les auteurs ont mis en évidence que les effets inhibiteurs de la fréquence n’étaient imputables qu’à la fréquence de la syllabe phonologique, sans qu’aucun effet de la fréquence orthographique ne produise d’effets significatifs. En manipulant la taille du voisinage orthographique et phonologique de la syllabe initiale, les auteurs n’ont pu observer d’effets inhibiteurs que pour les voisins phonologiques. Enfin, en décryptant les effets de la fréquence syllabique phonologique conjointement aux effets de la fréquence des mots, les données ont orienté les auteurs vers un effet isolé de la fréquence syllabique : plus la fréquence de la syllabe initiale était élevée, plus les temps de réponse étaient lents. En revanche, les effets de la fréquence syllabique étaient plus conséquents en initiale de mots peu fréquents que de mots fréquents. En résumé, l’effet de fréquence syllabique semblerait être de nature phonologique plutôt qu’orthographique et que, conformément à de précédentes données (e.g., Colé et al., 1999), la syllabe définie sur un plan phonologique pourrait être l’unité de traitement pertinente du français en reconnaissance visuelle de mots.

Notes
7.

De nombreux travaux récents soutiennent l’idée selon laquelle le rôle de la fréquence lexicale est surestimé et que l’âge d’acquisition des mots serait plus pertinent. Bien que l’âge d’acquisition et la fréquence soient étroitement corrélés, les études continuent de s’appuyer majoritairement sur la fréquence lexicale (pour des arguments expérimentaux récents sur les effets de la variable âge d’acquisition, voir en français Bonin, Chalard, Méot & Fayol, 2001 ; en anglais Zevin & Seidenberg, 2002).

8.

Plusieurs études se sont également penchées sur l’enregistrement des données électrophysiologiques sur les effets inhibiteurs ou facilitateurs de la fréquence des syllabes et sur le décours temporel des informations phonologiques et orthographiques (voir Carreiras, Mechelli & Price, 2006 ; Carreiras, Vergara & Barber, 2005b ; Goslin, Grainger et Holcomb, 2006 ; Hutzler, Bergmann, Conrad, Kronbichler, Stenneken & Jacobs, 2004) et sur les saccades oculaires (voir Hutzler, Conrad & Jacobs, 2005).