4.4. Unités de lecture et contraintes linguistiques

Les études menées font massivement ressortir que des orthographes opaques et complexes peuvent pénaliser l’apprentissage de lecture ainsi que le développement de la conscience phonémique (e.g., Cossu, Shankweiler, Liberman, Katz & Tola, 1988 ; Spencer, 2007 ; Spencer & Hanley, 2003). Goswami (2002) reconnaît que le développement de la conscience phonémique est plus rapide dans les orthographes transparentes que dans les orthographes opaques. De manière semblable, Ziegler et Goswami (2005) soutiennent que la transparence du code orthographique agit comme un élément facilitateur du développement des compétences graphophonologiques. Comme nous l’avons signalé précédemment, la transparence/opacité du code orthographique pourrait déterminer la nature et la taille des unités infralexicales utilisées en lecture. L’un des indicateurs les plus pertinents concerne les études inter-langues. Elles permettent de mettre en évidence les différences qualitatives et quantitatives des traitements phonologiques et orthographiques opérés par les enfants. Les études comparatives menées par Bruck, Genesee et Caravolas (1997) entre francophones canadiens et anglophones, par Goswami, Ziegler, Dalton & Schneider (2001 ; 2003), par Frith et al. (1998) ou encore par Wimmer et Goswami (1994) entre germanophones et anglophones, par Goswami et al. (1998) entre anglophones, francophones et hispanophones ont toutes cherché à mesurer l’importance de la consistance orthographique dans des tâches impliquant notamment des pseudomots. Les résultats obtenus peuvent être synthétisés de la sorte : systématiquement, les enfants anglophones présentaient des performances en lecture de mots et de pseudomots inférieures à celles d’enfants apprenant à lire dans une langue plus transparente. Dans l’étude de Goswami et al. (1998), les enfants espagnols de sept ans décodaient correctement à 94% les pseudomots, les enfants français à 53% alors que les enfants anglais ne parvenaient à atteindre que 12% de lecture correcte. De manière analogue, dans l’étude de Frith et al. (1998), les enfants allemands de sept ans lisaient convenablement à hauteur de 85% les pseudomots tandis que les enfants anglais n’avaient que 45% de réponses justes. Dans l’étude de Bruck et al. (1997), les résultats obtenus mettaient en évidence que les enfants francophones d’approximativement sept ans avaient un taux de bonnes réponses avec les mots (76%) et les pseudomots (62%) supérieur à celui des enfants anglophones (i.e., respectivement, 51% et 36%). Enfin, c’est la vaste étude de Seymour et al. (2003) qui a mis sérieusement l’accent sur les différences de performances entre plusieurs types de langues ou plus particulièrement, a mis en lumière le recours à des unités modulées par les caractéristiques linguistiques.

En bref, les résultats de ces différentes études convergent vers la conclusion selon laquelle les anglophones présentent des scores plus faibles que les enfants apprenant à lire dans des orthographes plus transparentes et recourent plutôt à des unités plus larges. En effet, les données statistiques de l’anglais montrent que 80% des rimes VC dans les structures CVC ont une prononciation stable contre 55% pour les segments CV (Treiman et al., 1995b). D’ailleurs, les anglophones manifestent des taux d’erreurs supérieurs pour les voyelles par rapport aux consonnes. Rien de surprenant à cela dans la mesure où la prononciation des voyelles est facilitée par la cohésion existante avec la consonne suivante, à savoir, la rime. De ce fait, l’utilisation de la rime en anglais semble cohérente avec les données montrant une prédominance de tels clusters dans le lexique phonologique, du nombre plus important de mots monosyllabiques favorisant des unités rimiques et de la plus grande fiabilité de ces correspondances (De Cara & Goswami, 2003). Dans leur étude menée auprès d’enfants anglais dans une tâche de lecture de pseudomots contenant des rimes orthographiques consistantes ou des graphèmes réguliers et irréguliers, Brown et Deavers (1999) sont parvenus à la conclusion selon laquelle les enfants développeraient en parallèle deux stratégies de traitement infralexical : l’une basée sur les CGP et l’autre sur les rimes. Selon leur hypothèse de flexibilité de la taille de l’unité (i.e., flexible unit size hypothesis), la lecture s’effectuerait par un mélange de recodage d’unités réduites et larges qui permettrait d’accroître l’efficacité de la lecture en fonction du type d’items rencontrés.

Par exemple, Geudens et Sandra (1999 ; 2003), dans des tâches de segmentation et de substitution de phonèmes, n’obtiennent pas de preuve systématique en néerlandais de l’utilisation de l’attaque-rime dans le traitement du flux de parole chez les enfants pré-lecteurs et lecteurs débutants. Pour ces auteurs, ce sont les propriétés phonétiques, phonologiques et statistiques de la langue, mais surtout le type de tâche (e.g., tâche de jugement de similarité à choix forcé sur des rimes ou des syllabes) et les relations de similarités entre items partageant la rime qui peuvent argumenter pour un certain rôle du découpage en attaque-rime (Geudens, Sandra & Martensen, 2005). Ce qui ressort clairement des quelques données succinctement présentées ici, c’est le caractère non transposable d’une langue à l’autre des résultats obtenus (e.g., Sprenger-Charolles & Colé, 2003). En d’autres termes, l’utilisation des unités phonologiques infralexicales va être dépendante non seulement du type d’enseignement professé, mais aussi des caractéristiques linguistiques des langues et du niveau d’habiletés phonologiques. À partir des caractéristiques linguistiques, phonographémiques et graphophonémiques, il est possible d’envisager que les unités larges seraient privilégiées dans les traitements réalisés par les locuteurs français et notamment, les unités syllabiques.