5.3.6. En production écrite

Comme nous l’avons présenté précédemment, la syllabe occuperait une place prépondérante que ce soit en lecture silencieuse ou à haute voix. Nous avons également souligné l’importance des caractéristiques à la fois phonologiques et orthographiques de la syllabe, mais uniquement du point de vue segmental. Or, un ensemble de travaux s’est penché sur l’unité employée lors de l’écriture. La question sous-jacente était de savoir si les enfants recouraient à une transcription lettre par lettre, graphème par graphème ou bien sur la base d’unités infralexicales plus larges comme la syllabe. L’intérêt de consacrer une sous-partie traitant de la production écrite tient au fait que l’activité de copie peut reposer principalement sur des prises d’informations visuelles.

Transler, Leybaert et Gombert (1999) ont étudié les stratégies de copie de mots et de pseudomots auprès d’enfants français sourds de 10 ans et normo-entendants de 7 ans. La tâche consistait à copier des mots et pseudomots mono- et trisyllabiques. Pour les pseudomots, les auteurs avaient manipulé les structures phonologiques et orthographiques. L’objectif de cette étude reposait sur l’exploration des traitements opérés par les enfants sourds et de comparer leurs stratégies aux enfants normo-entendants qui utiliseraient une procédure de découpage syllabique. Les mesures s’effectuaient sur les caractéristiques du segment copié avant que les enfants ne doivent se reporter au modèle original pour continuer la copie. Les résultats ont mis en évidence un recours aux syllabes pour les deux types de population. Transler et al. (1999) ont toutefois nuancé ces données puisque les enfants sourds n’ont plus fait appel systématiquement aux syllabes lorsque les frontières phonologiques étaient différentes, mais proches orthographiquement. En revanche, les normo-entendants n’étaient pas affectés. Pour les auteurs, les enfants sourds manifesteraient une sensibilité aux propriétés orthographiques, suggérant le développement d’habiletés orthographiques implicites, indépendantes des habiletés phonologiques, et basées sur la redondance orthographique propre à la langue.

Kandel et Valdois (2006a) ont testé (i.e., filmé) 100 enfants français répartis équitablement de la première à la cinquième année de primaire. Elles ont construit un matériel composé de 24 mots et de 24 pseudomots bisyllabiques. Tous les mots comprenant de 4 à 7 lettres, et tous les bigrammes étaient fréquents (i.e., Lexique, New et al., 2001). Les 24 pseudomots étaient dérivés des 24 mots en modifiant la première ou la deuxième syllabe (e.g., cliveu inspiré de cheveu ou mibu inspiré de midi). L’objectif de cette étude était d’observer si les enfants, pendant l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, s’appuyaient sur des traitements séquentiels gauche-droite lettre à lettre ou bien sur des unités plus larges. En mesurant le déplacement du regard et le mouvement de la main, les résultats ont montré trois patterns intéressants. Tout d’abord, les enfants de première et deuxième année déplaçaient plus fréquemment leur regard pour copier les pseudomots et les mots que les enfants de troisième, quatrième et cinquième année. Ensuite, cet effet était plus marqué pour les pseudomots que les mots, suggérant un recours à des unités infralexicales pour les items rares ou irréguliers. De plus, les enfants de première et deuxième année prenaient l’information visuelle systématiquement à la dernière lettre de la première syllabe tandis que les enfants des autres niveaux scolaires copiaient les items en une seule prise d’informations. Enfin, au niveau du déplacement grapho-moteur, les latences étaient toujours plus longues pour la première lettre de la seconde syllabe, après la frontière syllabique. Ces résultats ont été interprétés selon deux axes : l’un perceptif, l’autre exécutif. En d’autres termes, les auteurs ont conclu qu’au niveau perceptif, les enfants de première et deuxième année ne pourraient pas s’appuyer sur leurs connaissances orthographiques contrairement aux enfants plus âgés et auraient donc recours à des compétences plus phonologiques. Au niveau exécutif, les latences plus élevées du geste grapho-moteur sur la première lettre de la seconde syllabe s’expliqueraient par une augmentation du temps d’accès en mémoire nécessaire pour restaurer la syllabe à reproduire. En conclusion, les auteurs ont proposé que le système grapho-moteur stockerait ainsi les syllabes sous deux formes : orthographiques et phonologiques. Tant que le lexique orthographique serait en phase d’élaboration, les programmes grapho-moteurs feraient appel à des unités phonologiques intermédiaires de type syllabique. Cette hypothèse est partiellement compatible avec l’idée selon laquelle le lexique orthographique serait principalement dépendant de représentations grapho-syllabiques.

Pour Kandel, Soler, Valdois et Gros (2006a) qui ont exploré le rôle des graphèmes et des syllabes dans des mots bisyllabiques réguliers (i.e., au niveau des CGP) chez 34 enfants français de première année de primaire (fourchette d’âges comprise entre 6-7 ans), les résultats ont mis en évidence que les enfants écrivaient la syllabe initiale des mots graphème par graphème ou syllabe par syllabe tandis que la seconde syllabe était produite comme un tout. Selon les auteurs, la production écrite de mots basée sur des graphèmes ou une syllabe suivrait un mécanisme programmé d’anticipation de haut niveau dont le délai serait déterminé par la complexité de la structure orthographique (sur ce point, voir Kandel & Valdois, 2005).

Dans leur comparaison de 75 enfants monolingues français et espagnols de première et deuxième année de primaire (moyennes d’âge approximativement comprises entre 6 et 9 ans), Kandel et Valdois (2006b) ont mesuré les déplacements oculo-moteurs et grapho-moteurs en production écrite de mots bi-, tri- et quadrisyllabiques issus de chacune de deux langues (e.g., onde, onda). Globalement, les auteurs ont observé que les enfants français déplaçaient plus souvent leur regard que les enfants espagnols, cet effet étant même plus flagrant entre enfants de première et deuxième année en français. De plus, les enfants français s’appuyaient essentiellement sur des unités syllabiques alors que les enfants espagnols étaient capables de copier les mots dans leur globalité. Kandel et Valdois (2006b) ont mentionné que ce dernier effet se retrouvait également dans les latences de déplacements grapho-moteurs. En effet, à l’instar des résultats obtenus par Kandel et Valdois (2006a) mais indifféremment du niveau scolaire, les enfants français étaient plus lents à la frontière syllabique que les enfants espagnols. Selon leurs conclusions, les caractéristiques orthographiques propres à chacune des deux langues influenceraient la taille des unités sollicitées en perception et production. L’ensemble des résultats obtenus et des conclusions tirées par les auteurs chez les enfants en cours d’apprentissage a été répliqué chez des adultes français, espagnols et bilingues français-espagnol (Kandel, Álvarez & Vallée, 2006b), notamment en montrant que les latences plus élevées à la frontière syllabique résulteraient de la planification de la seconde syllabe.

En conclusion, il apparaît que la structure syllabique, orthographique et phonologique, contraindrait les productions grapho-motrices et les déplacements oculo-moteurs. Par ailleurs, il semblerait que les activations orthographiques ne sont pas indissociées des activations phonologiques, mais qu’au contraire, elles sont largement contraintes par ces dernières, comme cela avait déjà pu être démontré dans des études portant sur la production écrite de mots à partir d’images (e.g., Bonin & Fayol, 2000).