3.8.2. Vers une nature phonologique des déficits cognitifs ?

Au niveau comportemental, les déficits des enfants dyslexiques se manifestent essentiellement à trois niveaux (Ramus, 2001 ; Wagner & Torgesen, 1987). Premièrement, les dyslexiques éprouvent des difficultés marquées dans toutes tâches requérant l’intervention de la conscience phonologique. Ils ne parviennent pas, ou très difficilement, à manipuler les unités sonores de la langue (e.g., Snowling, 2001). Deuxièmement, les enfants dyslexiques présentent des déficits dans des tâches de RAN. Enfin, ils ont des capacités en MCTP (i.e., au niveau de leur empan mnésique) extrêmement réduites. L’hypothèse d’un déficit majeur de la procédure phonologique de lecture est au cœur des troubles spécifiques des dyslexiques. Globalement, les dyslexiques souffriraient de difficultés dans les traitements phonologiques et/ou orthographiques, avec des dysfonctionnements du système d’analyse phonologique et phonémique (e.g., Snowling, 2001 ; Ramus, 2001 ; Ziegler & Goswami, 2005 ; pour un débat sur la prise en compte d’un déficit phonologique comme critère d’inclusion, voir Frith, 1999). Comme viennent de le simuler à l’aide du modèle DRC Ziegler, Castel, Pech-Georgel, George, Alario et Perry (2008), les déficits des dyslexiques se situent aussi bien au niveau de l’accès au lexique phonologique, qu’au niveau de l’utilisation des CGP et enfin au niveau du traitement des lettres. Les auteurs ont montré que ces déficits phonologiques sont communs à tous les dyslexiques, mais que les études au cas par cas seraient mieux appropriées pour caractériser chaque dyslexique plutôt que de réunir les déficits sous un type unifié de dyslexie.

Le déficit des dyslexiques serait principalement un déficit cognitif de nature phonologique (e.g., Ramus, 2001 ; Snowling, 2001). Des déficits dans les habiletés phonologiques (i.e., analyse phonémique, MCTP…) seraient responsables des difficultés lors de la mise en place de la procédure de décodage phonologique, dépendante de la capacité à mettre en lien les graphèmes avec les phonèmes puis de les assembler (e.g., Habib & Rey, 2000). Si l’utilisation automatisée des règles CGP nécessite des capacités fines d’analyse phonémique, la MCTP est cruciale dans l’opération d’assemblage qui requiert le maintien temporaire des informations en mémoire. Comme le précise Scarborough (1998), des compétences affaiblies dans ces deux domaines vont engendrer des difficultés pour employer la procédure de décodage phonologique. Les capacités d’analyse phonémique seraient altérées, chez les dyslexiques, avant même l’apprentissage de la lecture. C’est ce qui est révélé dans le suivi longitudinal réalisé par Sprenger-Charolles et al. (2000) ou dans l’étude de Sprenger-Charolles, Lacert et Colé (1999) qui postulent une déficience du processeur phonologique.

Pour certains auteurs, le déficit en analyse phonémique serait sous-tendu par des représentations phonémiques sous-spécifiées en mémoire (Elbro & Jensen, 2005 ; Swan & Goswami, 1997). Pourtant, de récentes recherches menées par Szenkovits et Ramus (2005 ; Ramus & Szenkovits, 2008) ne soutiennent pas – ou plus – l’hypothèse de représentations phonologiques dégradées ou sous-spécifiées chez les dyslexiques. Pour ces auteurs, les déficits ne se situeraient qu’au niveau de la MCTP. Pour Ramus et Szenkovits (2008), il n’y aurait pas de déficits des représentations phonologiques, mais seulement des difficultés pour y accéder lorsque les conditions impliquent un stockage en MCTP qui peut être contraint par les facteurs environnants (e.g., bruit, vitesse, nombre d’items…). Par exemple, Ben-Yehudah et al. (2001) ont observé que les déficits des dyslexiques dépassent la nature des stimuli, mais reposent sur les exigences de la tâche : dès que la charge mnésique augmentait ou que des contraintes temporelles étaient instaurées, alors les déficits étaient plus notables. Pour étayer l’absence de déficits des représentations phonologiques, Ramus et Szenkovits (2008) défendent le fait que des déficits des représentations phonologiques en perception catégorielle ne sont pas communs à tous les dyslexiques, mais qu’ils ne touchent qu’un ensemble restreint de sujets (e.g., Adlard & Hazan, 1998 ; Joanisse, Manis, Keating & Seidenberg, 2000 ; Rosen & Manganari, 2001). Dans ce cas-là, ces déficits ne devraient être considérés que comme une part potentielle des déficits centraux, au même titre que les déficits visuels, auditifs, moteurs… Les déficits phonologiques ressortent stables dans toutes les études ayant été menées avec des sujets dyslexiques alors que la présence d’autres troubles (e.g., visuels, auditifs, moteurs…) n’est pas systématiquement associés aux difficultés des dyslexiques (e.g., Chiappe et al., 2002 ; Ramus et al., 2003a ; Ramus et al., 2003b). D’ailleurs, comme nous l’avons vu à plusieurs reprises, ce ne sont pas les éventuels troubles sensori-moteurs qui expliquent principalement la part de variance en lecture chez les dyslexiques, mais plutôt la variable « phonologie » (e.g., Ramus et al., 2003a ; b ; Share et al., 2002 ; White et al., 2006).

Pour Franck Ramus (2003), la dyslexie peut donc se définir comme un trouble persistant et durable dans l’apprentissage de la lecture, optionnellement accompagnée de syndromes sensori-moteurs.

Comme nous l’avons présenté, les dyslexiques présentent un ensemble de manifestations déficitaires dans la manipulation des unités linguistiques. Ils éprouvent effectivement des difficultés pour manipuler les unités linguistiques.

Bien que de nombreuses études se soient penchées sur les troubles de la lecture chez les dyslexiques dans des tâches spécifiques (e.g., lecture de pseudomots, extraction d’unités communes, suppression de phonèmes..), peu de recherches ont été conduites, en français, en lecture silencieuse, sur le statut de la syllabe. Colé et Sprenger-Charolles ont mené l’une des rares études sur le rôle de la syllabe phonologique en lecture silencieuse chez les enfants dyslexiques. En utilisant le même paradigme que Colé et al. (1999), les auteurs n’ont pas retrouvé d’effet de compatibilité syllabique, mais seulement un effet de longueur de la cible. L’absence d’effet de congruence syllabique et la présence d’un effet de fréquence et de longueur de la cible ont conduit à défendre l’hypothèse selon laquelle la tâche aurait été par une procédure visuo-orthographique (i.e., lettre à lettre) plutôt que phonologiquement ou orthographiquement. Cette procédure visuo-orthographique serait élaborée à partir de connaissances phonologiques partielles et déficientes et de connaissances orthographiques dont l’hypothèse serait qu’elles sont développées à partir de l’extraction de régularités repérées avec l’exposition de l’écrit20. Les enfants dyslexiques auraient pu effectuer la tâche phonologiquement, en s’appuyant sur des unités grapho-phonémique. Mais cette interprétation qui permet, comme la première, de rendre compte de l’effet de longueur de cible, semble peu plausible compte tenu des faibles résultats en analyses phonémique et syllabique des enfants. Toutefois, compte tenu de la forte variabilité inter-individuelle chez les enfants dyslexiques, les deux interprétations restaient relativement disponibles. Il est donc important de poursuivre et d’approfondir les investigations sur le rôle de la syllabe. C’est notamment l’un des objectifs que nous tenterons d’atteindre en utilisant ce même paradigme auquel nous aurons apporté un ensemble de modifications censées mieux rendre compte de l’importance de la syllabe auprès d’enfants dyslexiques appariés à des enfants normo-lecteurs de mêmes âges chronologiques et lexiques.

Notes
20.

À l’inverse de la procédure orthographique développée avec l’expertise (Frith, 1985), la procédure employée de ces enfants n’en aurait pas les fondations phonologiques.