1.6. Discussion

Dans cette étude, nous avons utilisé une tâche de détection visuelle de cible à l’initiale de mots auprès d’enfants français de CP, CE2 et CM2. Nous avons manipulé les fréquences lexicales et syllabiques. Cette expérience comportait deux objectifs majeurs. Il s’agissait, d’une part, d’étudier la trajectoire développementale des unités utilisées par la procédure de recodage phonologique pendant l’apprentissage de la lecture en testant l’hypothèse du rôle précoce et majeur de la syllabe. D’autre part, il s’agissait de mettre en évidence le rôle de la fréquence syllabique dans la mise en place des stratégies phonologiques.

Dans un premier temps, la comparaison des trois groupes d’enfants met en évidence un premier effet compatible avec nos hypothèses : les enfants de CP répondent moins vite que les enfants de CE2 et de CM2, ces derniers répondant plus vite que les enfants de CE2. Ce résultat, assez attendu, peut orienter les analyses vers une première conclusion : les performances dépendent de l’automatisation des traitements phonologiques qui s’accroît avec l’expertise et l’exposition à l’écrit. Conformément à notre hypothèse, l’interaction entre la structure des mots et la structure des cibles est dépendante de la fréquence des cibles et varie en fonction du groupe d’enfants. C’est à partir de ce résultat que nous avons décrypté les comportements indépendamment pour chaque groupe de niveau.

Au CP, les résultats confirment nos hypothèses. Lorsque les enfants sont confrontés à des cibles fréquentes, nous trouvons un effet de compatibilité syllabique. Comme déjà décrit dans des études précédentes (cf. Colé et al., 1999 ; Colé & Sprenger-Charolles, 1999), cet effet atteste du recours à une procédure phonologique grapho-syllabique. En revanche, tandis qu’un effet de compatibilité syllabique émerge avec les cibles fréquentes, un effet de longueur de cible ressort lors du traitement des cibles peu fréquentes : les cibles CV sont traitées plus brièvement que les cibles CVC, quelle que soit la structure initiale du mot. Cet effet de longueur de cible peut s’interpréter comme le recours à une procédure phonologique grapho-phonémique, si l’on prend en considération la méthode d’enseignement adoptée (i.e., instruction basée sur les CGP). Cependant, les enfants ne sont pas affectés par les fréquences syllabiques ou lexicales en ce sens que les cibles fréquentes et les mots fréquents ne sont pas détectés plus rapidement que les cibles peu fréquentes et les mots peu fréquents.

Au CE2, les patterns de réponse observés chez les enfants de CP sont retrouvés à l’identique, à savoir un effet de compatibilité syllabique pour les cibles fréquentes et un effet de longueur de cible avec les cibles peu fréquentes. Toutefois, par rapport aux enfants de CP, les enfants de CE2 sont globalement sensibles aussi bien à la fréquence syllabique qu’à la fréquence lexicale : les cibles fréquentes et les mots fréquents étaient traités respectivement plus vite que les cibles peu fréquentes et les mots peu fréquents. Les enfants de CE2 ayant bénéficié de plus d’expérience avec l’écrit et maîtrisant mieux les CGP, cela peut aisément rendre compte des effets globaux de fréquence lexicale et de fréquence syllabique (comportement que l’on retrouve également auprès des enfants de CM2 et qui peut s’interpréter de la même façon).

Il est intéressant d’insister sur les similitudes des traitements mis en œuvre par des enfants en fin de 3ème année d’apprentissage de la lecture en comparaison de ceux observés au CP. Il serait convenable de conclure sur une période de « stagnation » dans la progression des procédures puisque seuls les temps de réponse s’accélèrent. Il n’y aurait pas de réelle émergence d’une sensibilité nouvelle ou accrue aux structures propres à la langue compte tenu que les procédures phonologiques sont identiques. Cependant, l’accélération des traitements semble être le reflet d’une automatisation des traitements et ce, à deux niveaux : dans la comparaison générale des temps de répons entre enfants de CP et de CE2 et dans les temps de réponse, au CE2, pour les cibles et les mots. Une certaine aisance semble s’installer et laisse profiler la construction progressive d’un lexique mental plus stable et plus fourni, grâce à une plus grande redondance d’exposition aux structures de la langue écrite.

Au CM2, nous ne validons que partiellement nos hypothèses. À l’instar de ce que nous avons pu mettre en relief au CP et au CE2, l’effet de compatibilité syllabique est retrouvé dans le traitement des cibles peu fréquentes, conformément à nos prédictions. En revanche, nous obtenons deux effets surprenants et non-conformes pour le traitement des cibles fréquentes. Un effet de compatibilité syllabique est observé également pour les cibles fréquentes, accompagné d’un effet de longueur de cible inverse à nos attentes : les cibles CVC mènent à des latences de réponse plus courtes que les cibles CV, indépendamment de la structure initiale des mots. Toutefois, il apparaît que l’effet de compatibilité syllabique, que ce soit avec les cibles fréquentes ou peu fréquentes, est essentiellement dû aux cibles CVC précédant les mots CVC. Ce patron de résultats montrant un effet de longueur de cible « inversé » a été récemment mis en évidence avec des pseudomots dans les travaux de Calmus (2007). Cependant, ce type de résultats n’est pas nouveau. Déjà dans les travaux menés par Magnan et Écalle (2001) en identification perceptive à l’aide d’un paradigme d’amorçage masqué, les auteurs avaient démontré que les enfants normo-lecteurs pouvaient avoir des performances supérieures avec des amorces CVC et manifester un effet de congruence syllabique uniquement avec les amorces CVC. Ces auteurs avaient alors parlé de recouvrement perceptif.

L’une des constantes qui peut être extraite des résultats obtenus chez les trois groupes d’enfants est caractérisée par le rôle de la fréquence syllabique initiale. D’une part, les différences des temps de réponse entre cibles fréquentes et peu fréquentes abondent toujours en faveur des cibles fréquentes au CE2 et au CM2. D’autre part, seules les cibles fréquentes permettent aux enfants de CP, CE2 et CM2 de recourir à un codage de type grapho-syllabique alors que les cibles peu fréquentes les « limitent » à un codage de type soit grapho-phonémique, soit visuo-orthographique. Au vu de ces données, il apparaît difficile, du moins pour les enfants, de soutenir une influence inhibitrice de la fréquence syllabique telle qu’elle a été démontrée chez les adultes espagnols (e.g., Àlvarez et al., 2000 ; 2001) ou français (e.g., Mathey & Zagar, 2002). En effet, si l’on s’appuie sur nos hypothèses, alors le passage par un stade intermédiaire de traitement des mots écrits reposant sur la syllabe représente un niveau d’expertise plus abouti que celui requérant l’utilisation des phonèmes. De manière semblable, l’effet de fréquence lexicale traditionnellement mis en évidence marque un certain niveau d’expertise identique à celui qui pourrait se développer au niveau de la fréquence syllabique. De ce fait, observer un effet de compatibilité syllabique uniquement avec les cibles fréquentes serait évidemment en faveur d’un effet facilitateur ou, du moins, ne serait pas inhibiteur.

Dans les travaux d’Àlvarez et al. (2000 ; 2001) ou Conrad et Jacobs (2004), les syllabes initiales fréquentes ralentissaient le traitement des mots écrits alors que les syllabes initiales peu fréquentes favorisaient ces traitements. Cet effet inhibiteur devrait être interprété en termes de compétition lexicale. En effet, selon cette conception, plus la syllabe est fréquente, plus la quantité de mots activée est élevée, ce qui rendrait la prise de décision plus longue. Il pourrait également s’agir d’un effet de voisinage syllabique, c’est-à-dire que les mots comportant une syllabe fréquente ont de nombreux voisins syllabiques qui seraient activés simultanément et engendreraient un effet inhibiteur. Toutefois, cet effet ne se retrouve pas en production de parole. Les mots contenant une syllabe initiale fréquente sont plus rapidement articulés que les mots initialement composés de syllabes peu fréquentes (e.g., Carreiras & Perea, 2004), ce qui reste compatible avec les données de Levelt et Wheeldon (1994). C’est à partir de ces derniers auteurs que nous préférons faire une analogie pour proposer un cadre interprétatif de nos résultats. Levelt et Wheeldon (1994) ont fait l’hypothèse, dans le cadre de la production de parole, de l’existence d’un syllabaire mental dans lequel seraient stockées les syllabes fréquentes en vue d’une récupération rapide des mouvements bucco-phonatoires plutôt que de devoir reconstituer « on-line » les représentations syllabiques. Selon notre point de vue, pendant l’apprentissage de la lecture, le nombre de candidats lexicaux est insuffisant pour conduire à des effets de compétition aussi marqués que chez l’adulte. En revanche, la répétition des expositions aux régularités syllabiques à l’oral et implicitement mémorisées vont être progressivement mises en relation avec des correspondants écrits (CGP). Cela va permettre un appariement plus efficace pour les structures syllabiques fréquemment rencontrées et sollicitées. Inversement, les syllabes peu fréquentes nécessiteraient un temps de décomposition en unités plus élémentaires – les phonèmes – via les CGP.

La sensibilité accrue aux syllabes fréquentes pourrait être envisagée comme la conséquence d’un accès facilité à un répertoire spécifique, remplissant le même rôle en production de parole que le syllabaire mental. Un syllabaire mental dédié aux traitements écrits pourrait être crée pendant l’apprentissage de la lecture pour disposer d’un stock préétabli de syllabes-types – les plus fréquentes – rencontrées lors de l’apprentissage des CGP et qui aurait été confronté aux connaissances implicites développées au contact de l’oral. Ce lexique syllabique éviterait les contraintes perpétuelles de recours aux CGP et des irrégularités en français mais ne serait que progressivement construit. Cela serait sensé rendre compte de cette sensibilité à la fréquence syllabique et de la différenciation des traitements mis en place entre syllabes fréquentes et peu fréquentes.

Nous constatons que l’effet de compatibilité syllabique se manifeste tout au long de l’apprentissage de la lecture, notamment avec les cibles fréquentes. Cependant, l’effet de longueur de cible relevé au CP et au CE2 dans le traitement des cibles peu fréquentes permet de suggérer une évolution dans les unités infralexicales traitées par ces enfants, compatible avec le modèle à « Double Fondation » de Seymour (1997) parce qu’il est le seul à proposer un développement allant de petites unités vers de grandes unités. Après une étape basée sur le recours systématique au code grapho-phonémique en début d’apprentissage (voir les résultats obtenus en février, au CP, dans les travaux de Colé et al. (1999)), les enfants seraient capables de passer d’un traitement reposant sur des petites unités (e.g., phonème et/ou graphème) à un traitement intermédiaire avec le mot focalisant sur des unités plus larges (e.g., rime et/ou syllabe). Cette évolution serait mue par une capacité de décentration de l’attention visant à l’accélération des traitements de l’écrit. En effet, l’automatisation progressive des traitements est une part intégrante de l’apprentissage de la lecture en vue de la mise en place des mécanismes experts de lecture. Cependant, cette modification ne serait pas abrupte. Elle pourrait se réaliser par étape, selon le rythme d’acquisition des connaissances, et en fonction du degré d’exposition à l’écrit.

Bien que n’ayant pas satisfait toutes nos prédictions, les données recueillies permettent de déduire une certaine dynamique développementale dans l’apprentissage de la lecture, compatible avec les prédictions de Colé et al. (1999) ou encore de Bastien-Toniazzo et al. (1999). Selon nos résultats et des interprétations que nous en avons donnés, il semble que l’effet de compatibilité syllabique ne se manifeste pas uniquement en fonction du niveau scolaire mais expressément et majoritairement selon la fréquence des syllabes. Dans le parcours développemental que nous avons pu présenter, la fréquence syllabique occuperait une place prépondérante pour l’accès au lexique mental et ne jouerait pas un rôle inhibiteur, contrairement à ce qui est avancé chez le lecteur expert. Cependant, le rôle de la fréquence lexicale n’est pas exclu, il ne serait que secondaire et concomitant au développement des stratégies phonologiques dépendantes de la fréquence syllabique.