1.6. Discussion

Pour cette expérience, nous avons employé un paradigme de reconnaissance bimodale audio-visuelle de pseudomots auprès d’adultes normo-lecteurs français. Nous avons manipulé la sonorité et le statut des consonnes intervocaliques. Cette étude visait à étudier le format de l’unité contactée en lecture silencieuse. Nous avons testé l’hypothèse d’un codage phonologique basé sur la syllabe mis en relief par des performances accrues dans le cas d’une resyllabification par rapport à la préservation de la syllabification. Enfin, il s’agissait de déterminer si l’utilisation de la syllabe était contrainte par les règles phonotactiques et les profils de sonorité aux frontières syllabiques.

Que ce soit dans la condition ‘identique’ ou ‘délétion’, les résultats montrent que les codas sonores sont plus rapidement détectées que les codas obstruentes. Cette donnée, bien que non explicitement prédite, demeure compatible avec les statistiques disponibles sur les cooccurrences du français : la majorité des mots comporte généralement des attaques de faible sonorité mais des codas de sonorité élevée (Blevins, 1995) et 76.4% des mots dont la structure syllabique initiale est CVC incluent une coda sonore (Content et al., 1990 ; Wioland, 1985). Les données linguistiques fournies par Blevins (1995) sont d’ailleurs renforcées par nos résultats en condition ‘identique’ dans laquelle nous avons observé que les attaques obstruentes étaient globalement mieux traitées que les attaques sonores.

En revanche, en condition ‘délétion’, nous ne validons pas pleinement notre hypothèse de départ. Alors que nous nous attendions à des temps de réponse plus courts lorsque la délétion portait sur l’attaque, les résultats montrent un pattern inverse : la délétion des codas engendre des temps de réponse plus brefs que la délétion des attaques. À première vue, ce résultat pourrait venir remettre en cause l’utilisation de la syllabe en lecture silencieuse. En effet, la délétion de la coda qui préserve la syllabification est mieux traitée que la délétion de l’attaque qui favorise le recours à une stratégie syllabique de resyllabification. Cependant, la significativité de l’interaction entre la sonorité de la coda, la sonorité de l’attaque et le type de délétion permet de lever certaines ambiguïtés et d’envisager des interprétations alternatives compatibles avec l’utilisation de la syllabe.

Il apparaît que la délétion des codas sonores, lorsque les attaques sont obstruentes, entraine de meilleures performances comparativement aux trois autres conditions expérimentales. Ce résultat peut être partiellement relié aux données obtenues chez des enfants par Sprenger-Charolles et Siegel (1997). Dans leur étude, les enfants supprimaient plus aisément les consonnes sonores, indifféremment de leur statut. Selon Clements (1990), l’omission des consonnes serait dépendante des propriétés phonétiques des consonnes. Plus spécifiquement, une consonne serait plus volontiers omise d’autant plus qu’elle est proche de la voyelle précédente en termes de sonorité parce que la cohésion serait plus élevée au sein de la rime entre une voyelle, de sonorité élevée, et une consonne sonore. Ainsi, lorsque les adultes ont été confrontés à la délétion des codas sonores au sein du profil optimal de sonorité (i.e., coda sonore – attaque obstruente), il se pourrait que cela ait engendré une simplification syllabique sans que la cohésion intervocalique ne soit perdue. De plus, la simplification en une structure initiale CV suivie d’une attaque obstruente respecte, d’une part, le profil de sonorité optimal – voire même l’accroît puisque les voyelles sont les éléments les plus sonores de la langue – et, d’autre part, renvoie les traitements à effectuer par des adultes à une structure prototypique idéale et universelle de la syllabe (Clements & Keyser, 1983). D’ailleurs, en français, la majeure partie des structures syllabiques est ouverte (76% vs. 24% de structures fermées). La réduction d’une structure syllabique complexe (i.e., CVC) à une structure syllabique simple (i.e., CV) attesterait d’une sensibilité aux structures linguistiques optimales au niveau acoustico-phonétique. Ces constats sont enfin conformes aux résultats des travaux de Bastien-Toniazzo et al. (1999), Sprenger-Charolles et Siegel (1997) ou de Marouby-Terriou et Denhière (2002) chez des enfants français ou aux résultats des études de Treiman (1992) chez des enfants anglais ; il existe une prééminence perceptive de la structure canonique CV sur les structures syllabiques plus complexes.

Bien que nous n’ayons pas pu mettre en évidence l’avantage d’une stratégie de resyllabification sensée soutenir l’hypothèse d’un codage phonologique syllabique, il n’est pas à exclure l’intervention possible d’un codage phonologique syllabique plus « subtil ». Si l’hypothèse d’un traitement séquentiel gauche-droite semble apparaître comme plus plausible et surtout, plus conforme aux simulations du modèle DRC (Coltheart et al., 2001) dans le traitement des pseudomots et des mots rares, il faut envisager que les adultes auraient pu mieux encoder les trigrammes comportant des codas sonores sous forme d’une entité plus large telle que la syllabe. Cette interprétation, très ouverte, pourrait également rendre compte de l’absence de « perception » dans la délétion des codas sonores.

Enfin, dans la condition ‘identique’, nous confirmons notre prédiction concernant un effet facilitateur dans les traitements mis en œuvre par les adultes en lecture silencieuse pour le profil de sonorité optimal ‘coda sonore – attaque obstruente’. Cette observation nous renseigne plus indirectement sur le recours aux unités syllabiques qu’en condition ‘délétion’ et sur la mise en place des stratégies de syllabification. Le fait que les adultes perçoivent plus efficacement un profil de sonorité optimal par rapport aux autres indique qu’ils se sont appuyés sur les informations acoustico-phonétiques disponibles à la frontière syllabique. L’effet engendré par le profil ‘coda sonore – attaque obstruente’ exprime clairement que le point de segmentation repose préférentiellement sur un pattern de sonorité intervocalique idéal qui permettrait de distinguer deux syllabes consécutives dans la mesure où la variation de sonorité est un indice suffisamment pertinent pour déclencher un processus de segmentation efficace.

Les résultats obtenus dans cette tâche renforcent le fait que la syllabe phonologique dispose d’un statut particulier chez l’adulte normo-lecteur français. À défaut de pouvoir franchement défendre le rôle prépondérant de la syllabe causé par un pattern de réponse contradictoire avec nos prédictions, nous avons tout de même pu constater que son utilisation serait fortement contrainte par des caractéristiques acoustico-phonétiques fines. Le fait incontestable est que ces caractéristiques ne sont pas restreintes aux traitements de la parole mais sont impliquées, au moins chez le lecteur habile, lors des traitements écrits. Par ailleurs, nous avons prouvé que même si l’implication de la syllabe est ambiguë et contrainte, le traitement des pseudomots peut être élargi à une perspective plus large et parallèle (i.e., englobant plusieurs phonèmes) qu’un simple traitement sériel lettre à lettre, dès lors que des traits linguistiques pertinents sont enchâssés dans ce type de stimuli.