2.6. Discussion

Dans cette expérience, nous nous sommes appuyés sur l’utilisation du paradigme des conjonctions illusoires à l’aide de pseudomots auprès d’adultes normo-lecteurs français. Nous avons manipulé la sonorité et le statut des consonnes intervocaliques ainsi que le découpage couleur-segmentation syllabique. Nous avons étudié le format de l’unité contactée en identification perceptive visuelle en testant l’hypothèse d’un codage phonologique basé sur la syllabe mis en évidence par des performances accrues dans le cas d’une compatibilité syllabe-couleur. Enfin, nous avons renforcé nos connaissances et apporté de nouveaux arguments sur le rôle des règles phonotactiques à l’écrit en étudiant la sonorité aux frontières syllabiques.

La comparaison générale des deux conditions expérimentales ‘compatibilité syllabe-couleur’ et ‘incompatibilité syllabe-couleur’ apporte immédiatement une première réponse favorable à nos hypothèses et en accord avec les résultats de Fabre et Bedoin (2003) : les temps de réponse sont globalement plus courts en condition de compatibilité qu’en condition d’incompatibilité. Une adéquation entre l’assignation de la couleur aux segments du pseudomot et le découpage syllabique améliore les performances.

Enfin, globalement, le profil de sonorité décrit comme optimal – coda sonore – attaque obstruente – est à nouveau le profil le mieux traité et qui engendre des latences plus courtes que les autres profils. À nouveau, par le biais d’une expérience radicalement différente, nous mettons en évidence l’implication certaine des caractéristiques acoustico-phonétiques en modalité visuelle pour traiter des pseudomots. Notre précédent résultat n’est donc pas un épiphénomène isolé et restreint à une tâche particulière mais apparaît comme plus systématique et « incontournable ».

En nous intéressant spécifiquement à la condition ‘compatibilité syllabe-couleur’, nous trouvons des patterns de réponse décrivant un abaissement des temps de réponse pour traiter les codas sonores et les attaques obstruentes respectivement en comparaison des codas obstruentes et des attaques sonores. Des performances accrues lorsque la coda est sonore par rapport à une coda obstruente et dans le cas où l’attaque est obstruente par rapport à une attaque sonore restent conformes avec les données statistiques de la langue attestant d’une plus grande proportion de coda sonore et d’attaque obstruente dans la langue (e.g., Content et al., 1990). Par ailleurs, nous obtenons une nouvelle donnée qui montre une meilleure détection lors de la présentation de l’attaque par rapport à la présentation de la coda. Il semblerait que l’attaque occupe un statut plus déterminant que la coda dans la segmentation syllabique. Ce résultat rejoint aisément celui de Content et al. (2001b) dans son expérience en modalité auditive, au cours de laquelle ils avaient mis en évidence le rôle prépondérant que pourrait avoir l’attaque syllabique grâce à ses propriétés phonétiques en intervenant comme point d’alignement pour la recherche lexicale. Cette interprétation, que nous transposons en modalité visuelle, est à considérer avec précautions compte tenu que nous manipulons des pseudomots dont le statut dans le lexique mental est inexistant.

Deux résultats supplémentaires, très intéressants sont à relever. Tout d’abord, nous obtenons une interaction entre la sonorité de la coda et la sonorité de l’attaque prouvant qu’un contact entre deux syllabes qui suit la courbe de sonorité optimale facilite le traitement segmental. Combiné au fait que nous trouvons ce résultat dans la configuration de ‘compatibilité syllabe-couleur’, nous pouvons en déduire qu’il s’agit-là d’un élément – ou d’un indice – primordial dans le recours aux unités syllabiques pour la segmentation. Parallèlement, nous mettons en évidence une interaction entre le type de détection et la sonorité de l’attaque. Dans cette interaction, il ressort clairement que l’attaque occupe effectivement un statut dominant sur la coda, d’autant plus que sa détection est optimisée lorsque sa sonorité est obstruente. Cette observation s’inscrit dans la lignée des données linguistiques selon lesquelles les attaques de syllabes sont généralement plus faibles en sonorité que les codas (Blevins, 1995). Ce type de réponse ne se retrouve, par ailleurs, que dans le cas de ‘compatibilité syllabe-couleur’, ce qui abonde dans la direction d’une importance conséquente de la syllabe pour le traitement de pseudomots.

Concernant la condition ‘incompatibilité syllabe-couleur’, nous dégageons sensiblement les mêmes effets, à savoir des temps de détection plus courts dans le traitement des attaques par rapport aux codas et dans le traitement des codas sonores comparées aux codas obstruentes. Puisqu’il n’y a pas d’effet de la sonorité de l’attaque, pourtant présent dans la condition de ‘compatibilité syllabe-couleur, cela peut nous renseigner d’une autre manière sur le statut de l’attaque dans la segmentation syllabique : son influence pourrait être directement reliée à la capacité de segmentation syllabique naturelle mais qui serait annulée lorsqu’il y a un effet de parasitage perceptif. D’autre part, la constance du rôle de la sonorité de la coda nous indique qu’une coda sonore semblerait être plus automatiquement activée compte tenu de sa prédominance dans la langue.

En revanche, la présence de l’interaction entre la sonorité de la coda et la sonorité de l’attaque penche ici aussi en faveur de meilleures détections de la lettre-cible dans un contact phonotactique optimal malgré l’incongruence entre la couleur et le découpage syllabique naturel. Nous sommes donc en présence d’un effet non contrasté du profil de sonorité, c’est-à-dire malgré un effet d’interférence au niveau perceptif, l’aspect acoustico-phonétique semble être un indice activé de manière incompressible et naturelle pour traiter le langage, même lorsqu’il ne s’agit pas d’items du lexique, tant que les règles de construction des items (i.e., phonotactique, structure syllabique globale…) sont respectées.

Nos résultats présentés ici viennent apporter des éléments nouveaux. En effet, d’une part nous retrouvons des effets présents dans l’expérience précédente sur l’importance de la sonorité en fonction du statut des consonnes intervocaliques (i.e., coda sonore et attaque obstruente). D’autre part, nous renforçons les données obtenues en français par Bedoin et Dissard (2002) et par Fabre et Bedoin (2003) : l’importance de la sonorité à la frontière syllabique et notamment le rôle-clé du profil ‘coda sonore – attaque obstruente’ dans le recours à une segmentation basée sur la syllabe. Nous apportons également des renseignements nouveaux sur le rôle de l’attaque qui serait aussi crucial que celui qu’il occupe en modalité auditive pour accéder au lexique.

Enfin, le dernier point extrêmement important est que nous validons le fonctionnement de deux expériences aux modalités différentes qui toutes deux suggèrent l’implication de la syllabe pour segmenter des pseudomots chez l’adulte expert avec un accent mis sur l’influence directe de la sonorité aux frontières syllabiques comme facteur linguistique pertinent dans le recours à la syllabe, même à l’écrit.