1.6. Discussion

Cette expérience nous a permis de comparer des enfants dyslexiques développementaux avec troubles phonologiques à des enfants normo-lecteurs appariés en âges chronologiques et lexiques dans une tâche de discrimination auditive de paires minimales de sons. L’objectif principal était d’estimer le niveau des représentations phonémiques d’enfants avec et sans troubles en lecture en testant la prédiction d’un déficit en discrimination de paires de sons ne se différenciant que par une caractéristique – le trait phonétique de voisement – chez des enfants dyslexiques (e.g., Adlard & Hazan, 1998 ; Masterson et al., 1995 ; Serniclaes et al., 2001), tout en manipulant la structure syllabique, le mode articulatoire et le type de voisement des sons.

Tout d’abord, nous voyons que la sensibilité des enfants lors de cette tâche varie en fonction du groupe. Effectivement, il apparaît que les enfants NLAC ont un seuil de sensibilité bien plus élevé que celui des enfants DYSL ou NLAL. Ce résultat peut être interprété par la combinaison de deux facteurs. D’une part, la tâche peut avoir été trop simple à effectuer pour des enfants normo-lecteurs âgés. Contrairement à un test de perception catégorielle classique, notre épreuve ne se base pas sur la discrimination de deux sons le long d’un continuum sur lequel nous aurions modifié subtilement et progressivement le délai de voisement. D’autre part, dans une tâche qui requiert une aptitude à différencier des sons sur la base de changements affectant le phonème initial, nous obtenons d’excellentes performances grâce au développement d’habiletés implicites et explicites issues des nombreuses années d’exposition à l’oral, à l’écrit et à l’enseignement des CGP. Cette dernière interprétation trouve du sens lorsque l’on s’intéresse au résultat des enfants NLAL dont la sensibilité ne diffère pas significativement de celle des enfants DYSL. Bien que de manière strictement descriptive, nous trouvons une sensibilité plus élevée chez les enfants NLAL par rapport aux enfants DYSL, il ressort que le niveau de compétences de ces deux groupes d’enfants est proche, lié à une difficulté de délimitation des catégories phonémiques chez les enfants DYSL (compte tenu de leurs âges chronologiques) et probablement relatif à un manque d’expérience linguistique chez les enfants NLAL qui n’aurait structuré que partiellement leurs connaissances (e.g., Delahaie, Sprenger-Charolles, Serniclaes, Billard, Tichet, Pointeau & Vol, 2004a ; Hazan & Barrett, 2000). Comme le proposent Delahaie, Sprenger-Charolles, Serniclaes, Billard, Tichet, Pointeau & Vol (2004a ; 2004b), l’évolution très significative des compétences en perception catégorielle pourrait dépendre du processus d’alphabétisation. Avec le début de l’apprentissage de la lecture, cela aboutirait au développement progressif des habiletés phonologiques et des capacités de perception et de production phonologiques nécessaires à l’identification et à la discrimination de paires de sons verbaux. Or, chez les enfants NLAL, ces aptitudes n’en seraient encore qu’à leurs balbutiements.

La comparaison des deux conditions expérimentales (i.e., ‘identique’ et ‘différent’) met en évidence que les enfants DYSL, globalement, font plus d’erreurs et répondent plus lentement qu’ils soient comparés aux enfants NLAL ou NLAC. Ce constat ne corrobore que partiellement l’une de nos hypothèses. Il semble que la qualité des traitements effectués par les enfants DYSL soit nettement inférieure à celle d’enfants normo-lecteurs, que ce soit du point de la précision ou de la vitesse. Ce résultat est précieux dans la mesure où il renseigne sur la présence d’un double déficit précision-vitesse et peut a priori exclure un déficit qui se limite à l’une des deux composantes. Les enfants DYSL disposent donc de connaissances et de compétences qui sont non seulement plus faibles que celles d’enfants NLAC mais aussi plus faibles que celles d’enfants NLAL. Ils n’auraient pas développé certaines habiletés malgré une plus grande exposition au langage écrit et oral.

Parallèlement, quel que soit le groupe d’enfants considéré, la condition ‘identique’ est mieux traitée aussi bien en termes de temps de réponse qu’en termes de nombre d’erreurs que la condition ‘différent’. Conformément à notre hypothèse, il apparaît que les enfants discriminent plus efficacement les paires de sons semblables plutôt que les paires de sons dissemblables. Ce résultat paraît assez logique dans la mesure où deux sons identiques n’exigent pas la mise en jeu d’un mécanisme aussi fin que celui requis pour détecter un changement bref et rapide qu’induisent deux sons différents.

Ensuite, les sons comportant un phonème initial occlusif font l’objet de moins d’erreurs que les sons composés d’un phonème initial fricatif pour les deux conditions expérimentales réunies et indépendamment l’une de l’autre. Ce résultat est compatible avec un ensemble de données développementales et linguistiques. En effet, les consonnes occlusives sont partie des consonnes les plus précocement maîtrisées en français (e.g., Rondal, 1997) alors que les consonnes fricatives font partie des plus tardivement acquises. D’autre part, la discrimination de contrastes concernant des consonnes fricatives serait susceptible à plus d’erreurs, comme par exemple en anglais (e.g., Masterson et al., 1995).

De plus, les sons de structure syllabique CV donnent lieu à moins d’erreurs que les sons de structure syllabique CCV aussi bien en considérant les deux conditions expérimentales conjointement que chacune séparément. Cette donnée renvoie ouvertement à une sensibilité particulière à la complexité syllabique. Les enfants sont sensibles à une forme sonore optimale de la syllabe composée d’une attaque simple et d’un noyau vocalique (Clements, 1990). Ce résultat est compatible avec d’autres données issues des travaux de Sprenger-Charolles et Siegel (1997) ou Bastien-Toniazzo et al. (1999) en français qui montrent que les enfants tendent à réduire plus volontiers les structures syllabiques complexes (e.g., CCV, CVC…) en des structures simplifiées optimales (i.e., CV) qui constituent les syllabes les plus rapidement maîtrisées et les moins ambiguës.

Dans la condition ‘différent’, nous trouvons un effet de groupe qui atteste que les enfants NLAC répondent plus vite et commettent moins d’erreurs que les enfants NLAL et DYSL. De même, les enfants NLAL répondent uniquement moins vite que les enfants NLAL ; leur nombre d’erreurs est quasi similaire. Comme le soulignent Ruff, Boulanouar, Cardebat, Celsis et Démonet (2001), des différences peuvent ne se manifester qu’en termes de vitesse et pas en termes de précision. Toutefois, avec ce résultat, nous validons à nouveau en partie l’une de nos prédictions : les enfants les plus âgés et les plus expérimentés son plus performants que les enfants les plus jeunes ou avec des déficits en lecture. Nous mettons également en évidence un résultat conforme aux données de la littérature mettant en évidence une meilleure discrimination inter-catégorielle chez les enfants normo-lecteurs comparativement aux enfants dyslexiques (e.g., Bogliotti, Messaoud-Galusi & Serniclaes, 2002 ; Serniclaes et al., 2001 ; Serniclaes et al., 2004 ; Werker & Tees, 1987). La discrimination de sons qui se différencient sur au moins une caractéristique phonétique – la discrimination inter-catégorielle – serait plutôt une habileté propre aux normo-lecteurs (e.g., Adlard & Hazan, 1998 ; Serniclaes et al., 2001).

Enfin, nous voyons que deux de nos hypothèses sont en partie validées. Les oppositions qui portent uniquement sur un seul trait distinctif, notamment le voisement, sont celles qui sont le moins bien discriminées. Ce pattern n’émerge qu’en termes de précision. Le voisement serait bel et bien le trait caractéristique le plus difficilement traité, quel que soit le niveau d’habiletés phonologiques, quel que soit l’âge.

En nous intéressant plus précisément aux données des enfants DYSL, la comparaison entre les deux conditions expérimentales ne fournit une différence qu’en termes de temps de réponse en faveur de la condition ‘identique’ par rapport à la condition ‘différent’. En revanche, l’étude spécifique de chacune des deux conditions révèle des différences significatives restreintes à la précision des réponses (i.e., le nombre d’erreurs).

Ce pattern obtenu chez les enfants DYSL pourrait faire l’objet d’une analogie avec leurs scores dans un test de perception catégorielle (e.g., Serniclaes et al., 2004). Selon ces auteurs, les enfants dyslexiques auraient une habileté particulièrement plus élevée au niveau de la perception intra-catégorielle reflétant un mode de perception allophonique (Serniclaes et al., 2004) qui leur permettrait de mieux détecter des changements phonétiques contextuels. Pour notre tâche, cela indiquerait que les enfants DYSL, grâce à cette compétence, aurait pu efficacement analyser les deux sons comme appartenant à la même catégorie en l’absence de variations acoustico-phonétiques. Toutefois, cette capacité serait pénalisante puisqu’elle augmenterait la charge cognitive des traitements phonémiques, justifiant ainsi d’une augmentation des temps de réponse en comparaison des enfants normo-lecteurs mais compensée face aux difficultés plus grandes rencontrées en discrimination inter-catégorielle.

Comme suggéré dans l’analyse globale, tous groupes confondus, les enfants DYSL font moins d’erreurs pour discriminer les sons occlusifs par rapport aux sons fricatifs dans la condition ‘identique’. Par ailleurs, les enfants DYSL commettent moins d’erreurs avec les paires de sons semblables voisées par rapport aux paires de sons semblables non voisées.

Dans la condition ‘différent’, les enfants DYSL présentent les mêmes patterns de réponse que ceux mis en évidence dans l’analyse globale de la condition ‘différent’ : les enfants DYSL font plus d’erreurs pour discriminer deux sons qui ne se différencient que sur une caractéristique, notamment phonétique portant sur le voisement, par rapport à la condition où l’information est maximalement riche en traits distinctifs (i.e., voisement+lieu). Ce résultat corrobore les données de précédentes études (e.g., Adlard & Hazan, 1998 ; Masterson et al., 1995 ; Mody et al., 1997 ; Reed, 1989) dans lesquelles la discrimination phonémique des dyslexiques est plus faible que celle d’enfants normo-lecteurs lorsque les phonèmes ne se distingue que par un trait caractéristique. Cette observation renforce l’idée d’une représentation phonémique appauvrie chez les enfants DYSL, ce qui supporte in extenso l’hypothèse d’un déficit en perception catégorielle. Cette difficulté à dissocier deux sons ne se différenciant que sur un trait distinctif et pertinent en français est le reflet d’une incapacité à établir des représentations (ou des catégories) phonologiques discrètes à partir de traits acoustico-phonétiques (e.g., le voisement) (e.g., Serniclaes et al., 2001). Cela reste conforme avec l’hypothèse selon laquelle un déficit en perception catégorielle affecterait la capacité des enfants DYSL pour stabiliser leurs représentations phonémiques qui en conséquence les gênerait pour appréhender correctement les règles CGP (e.g., De Weirdt, 1988 ; Godfrey, Syrdal-Lasky, Millay & Knox, 1981).

Les résultats obtenus avec les enfants NLAL sont similaires à ceux présentés avec les enfants DYSL dans la comparaison des deux conditions expérimentales, à savoir des temps de réponse plus courts mais également un nombre d’erreurs plus faible dans la condition ‘identique’ comparativement à la condition ‘différent’. Par ailleurs, les enfants NLAL commettent moins d’erreurs pour traiter les sons comportant un phonème occlusif par rapport aux sons constitués d’un phonème fricatif et pour traiter les sons de structure syllabique CV par rapport aux sons de structure syllabique CCV, quelle que soit la condition expérimentale.

À l’instar de ce que nous observons auprès des enfants DYSL, l’étude indépendante de chaque condition expérimentale ne fournit des résultats significatifs qu’avec les analyses sur le nombre d’erreurs. Dans la condition ‘identique’, les enfants NLAL sont également sensibles à la structure syllabique en faveur des sons de structure CV comparés aux sons de structure CCV mais aussi au mode articulatoire, avec un nombre d’erreur inférieur pour les sons occlusifs comparativement aux sons fricatifs. En revanche, dans la condition ‘différent’, les enfants NLAL ne semblent pas être influencés par la restriction du nombre d’indices de discrimination, ce qui va à l’encontre de l’une de nos hypothèses. Toutefois, la structure syllabique des sons conditionne la qualité des réponses des enfants les plus jeunes : les structures CV engendrent moins d’erreurs que les structures CCV.

Comme nous l’avons exposé ci-dessus, l’amélioration des traitements provoquée par les structures syllabiques CV et par le mode articulatoire occlusif est compatible avec nos hypothèses mais surtout, respecte les cooccurrences du français et les étapes développementales dans la maîtrise des aspects linguistiques de la langue.

Comme pour chacun la population d’enfants NLAL, les comportements des enfants NLAC, dans la comparaison des deux conditions, montrent un avantage en termes de vitesse et de précision pour traiter les paires de sons identiques par rapport aux paires de sons différents. De même, les structures CV entrainent moins d’erreurs que les structures CCV et les phonèmes occlusifs sont mieux traités que les phonèmes fricatifs. Ces trois résultats confirment nos hypothèses initiales et renforcent une dernière fois l’importance des caractéristiques statistiques, articulatoires et structurales d’une langue dans la qualité des représentations et l’efficacité des processus de traitement des sons de parole.

Comme pour les deux autres groupes d’enfants, les résultats obtenus dans chaque condition expérimentale n’expriment des différences que sur le nombre d’erreurs. La vitesse ne semble, définitivement, pas être un critère redondant et pertinent au sein d’une condition donnée lors de la discrimination de paires de sons et ce, quel que soit le niveau de connaissances phonémiques. La vitesse apparaît comme déterminante uniquement lorsqu’il y aurait la mise en œuvre de processus sensés permettre l’analyse des changements affectant les phonèmes initiaux. L’entrée en action d’un mécanisme spécifiquement dédié à la discrimination ralentirait les traitements automatiques des phonèmes.

Dans la condition ‘identique’ et dans la condition ‘différent’, les enfants NLAC sont sensibles à la structure syllabique des sons. Conformément à notre hypothèse et au données observées chez les enfants NLAL et DYSL, une syllabe simple, optimale en sonorité (e.g., Clements, 1990 ; Clements & Keyser, 1983) et fréquente dans la langue (e.g., Wioland, 1985) est systématiquement traitée plus efficacement. Dans la condition ‘identique’, les paires de sons non voisés font commettre moins d’erreurs que les paires de sons non voisées. Enfin, dans la condition ‘différent’, nous retrouvons un profil de sensibilité aux oppositions proche de celui mis en évidence chez les enfants DYSL mais que l’on n’obtient pas avec les enfants NLAL. En accord avec nos prédictions, les enfants NLAC se trompent plus volontiers lorsque l’opposition n’affecte que le voisement, c’est-à-dire un trait distinctif minimal, plutôt qu’une opposition extrême basée sur l’association lieu+voisement ou même sur l’opposition d’une seule caractéristique cependant plus éloignée d’un point de vue phonétique et articulatoire qu’est le lieu articulatoire.

L’ensemble de données recueilli auprès de ces trois groupes d’enfants dans cette tâche de discrimination auditive de paires de sons nous permet de dresser un premier bilan des compétences phonémiques et linguistiques d’enfants dyslexiques appariés à des enfants normo-lecteurs de mêmes âges chronologiques et lexiques. Les enfants DYSL présentent finalement des patterns de réponse qui peuvent paraître faiblement dissociés par rapport aux enfants NLAL et NLAC. Bien que globalement ils soient plus lents et plus imprécis, ils manifestent des sensibilités proches de leurs homologues. Ils disposent entre autres de certaines habiletés phonémiques et de connaissances sur les caractéristiques linguistiques telles que les syllabes. Parallèlement, ils ont essentiellement des difficultés communes aux enfants normo-lecteurs pour discriminer le trait phonétique de voisement mais sont plus sévèrement touchés lorsque l’on considère le nombre d’erreurs et les temps de réponse.

Malgré leurs déficits phonologiques, les enfants DYSL sont plus performants pour discriminer des paires de sons identiques, sont sensibles aux structures syllabiques optimales CV et éprouvent des difficultés marquées lorsque la différence sur les phonèmes initiaux porte exclusivement sur le voisement mais sont facilités lorsque la combinaison d’opposition lieu+voisement est rencontrée. Ces configurations se retrouvent auprès des autres populations d’enfants. Grâce à une plus grande confrontation au langage écrit et oral, les enfants DYSL ont pu bénéficier de l’élaboration de connaissances implicites sur la langue, ce qui expliquerait certaines de leurs habiletés, identiques à celles des enfants normo-lecteurs, notamment au niveau de leur seuil de discriminabilité. Toutefois, leur double déficit global vitesse-précision témoigne d’une instabilité de ces connaissances. Ils ne sont parvenus qu’à construire des connaissances altérées ou sous-spécifiées qui nécessitent non seulement une plus longue durée de traitement mais qui engendrent malgré tout de nombreuses erreurs. La comparaison réalisée avec des enfants plus jeunes et plus vieux montrent qu’ils n’atteignent pas le niveau intermédiaire que nous avions prédit. Plus important, leurs performances sont souvent inférieures à celles des enfants NLAL. Cette dernière précision est importante car elle devrait valider l’hypothèse d’une déviance développementale. Cependant, les similitudes dans les capacités des enfants DYSL avec les enfants NLAL et NLAC ne nous autorise pas, pour l’instant, à exclure l’hypothèse du simple retard développemental (e.g., Casalis, 1995), d’autant plus qu’ils atteignent dans certains cas des scores indifférenciés de ceux des enfants NLAL (i.e., seuil de discriminabilité).