1.6. Discussion

Dans cette expérience, nous nous sommes s’appuyé sur l’utilisation de la tâche de détection visuelle de cible à l’initiale de mot, pré-testée dans le cadre d’une approche développementale (cf. Chapitre 8). Cependant, elle a été administrée à des d’enfants dyslexiques développementaux appariés à des enfants normo-lecteurs de même âge chronologique et de même âge lexique. Cette expérience consistait à déterminer le type de traitements et le type d’unités utilisés par des enfants dyslexiques développementaux en lecture silencieuse. Il s’agissait également de tester l’impact de la fréquence syllabique chez ces enfants. Enfin, la présente étude envisageait de comparer et de confronter les traitements et les performances des trois groupes d’enfants.

L’analyse globale des temps de réponse pour les trois groupes d’enfants nous permet tout de suite de valider l’une de nos hypothèses. En effet, les performances des enfants s’avèrent progressivement plus rapides à mesure que le niveau scolaire augmente : les enfants NLAC répondent plus vite que les enfants NLAL. De plus, nous observons que les enfants dyslexiques ont des temps de réponse intermédiaires par rapport à ces deux groupes. Cela traduit bien qu’avec l’expérience, certaines habiletés – des automatismes de traitement et des habiletés motrices – se mettent en place progressivement, malgré la présence de déficits en lecture.

Globalement, nous dégageons deux effets principaux concernant les fréquences lexicales et syllabiques. Tous groupes d’enfants confondus, les cibles et les mots fréquents sont respectivement traités plus rapidement que les cibles et les mots peu fréquents. À ce stade, nous ne savons encore pas si ces effets se retrouvent pour tous les groupes d’enfants ou s’ils sont limités aux deux groupes (i.e., DYSL et NLAC) pour lesquels nous avons fait l’hypothèse de traitements plus courts en fonction de la fréquence.

Enfin, nous mettons en évidence une double interaction entre la structure des mots, la structure des cibles et la fréquence des cibles. Bien que nous n’ayons pas formulé d’hypothèses concernant cette interaction au niveau des trois groupes, nous retrouvons un pattern suggérant des traitements (e.g., grapho-syllabique et/ou grapho-phonémique) qui seraient modulés a priori par la fréquence des cibles. L’idée directrice est maintenant de savoir si cette interaction se manifeste pour chaque groupe d’enfants et si, éventuellement, elle se comporte de la même manière.

Les résultats que nous observons auprès des enfants DYSL montrent trois effets principaux. Conformément à notre première hypothèse, nous voyons que les cibles et les mots fréquents engendrent des temps de traitement plus brefs que, respectivement, les cibles et les mots peu fréquents. Ces deux résultats attestent bel et bien que les enfants DYSL, malgré des déficits en lecture, ont développé une certaine sensibilité à la fréquence, probablement consécutive à la construction de connaissances orthographiques induites par les répétitions des expositions à l’écrit (e.g., Colé & Sprenger-Charolles, 1999).

Par ailleurs, les enfants DYSL se montrent globalement plus rapides pour répondre à la présentation de cibles de structure CV comparativement à des cibles de structure CVC. Cet effet de longueur de cible va dans le sens de notre première hypothèse et nous renseigne d’ores et déjà sur le fait que les enfants DYSL appliqueraient des traitements visuels séquentiels et non phonologiques, quelle que soit la fréquence des cibles voire même des mots.

Cependant, la double interaction entre la structure des cibles, la structure des mots et la fréquence des cibles nuance cette dernière observation. En effet, alors que nous prédisions un effet de longueur de cible indépendamment de la fréquence des cibles ou des mots, en décomposant l’interaction en fonction de la fréquence des cibles nous ne trouvons l’effet de longueur de cible que lorsque les enfants DYSL doivent traiter des cibles peu fréquentes. En revanche, pour traiter les cibles fréquentes, nous mettons en évidence un effet de compatibilité syllabique. Ces derniers résultats viennent partiellement contrarier notre hypothèse selon laquelle les enfants dyslexiques ne seraient pas capables de recourir à une procédure phonologique, qui plus est grapho-syllabique compte tenu de leurs déficits phonologiques. Nous voyons donc que les enfants DYSL utiliseraient deux procédures de traitement différenciées : l’une phonologique grapho-syllabique lors de la présentation de cibles fréquentes et l’autre visuelle très certainement séquentielle lettre à lettre pour traiter les cibles peu fréquentes. Toutefois, nous ne pouvons plus rejeter l’hypothèse d’un traitement phonologique grapho-phonémique plutôt que séquentiel lettre à lettre pour expliquer l’effet de longueur de cible dans la mesure où les enfants DYSL s’avèrent suffisamment habiles pour recourir à un traitement phonologique grapho-syllabique. En accord avec notre perspective théorique (i.e., Seymour & Duncan, 1997), l’utilisation de la syllabe ne serait que consécutive à la maîtrise des règles CGP et ne serait pas sensée intervenir avant la maîtrise de ces dernières, ce qui nous conduit à accepter l’idée de la mise en place de stratégies de lecture basées sur la phonologie.

En nous penchant sur les résultats obtenus auprès des enfants NLAL, nous ne validons que partiellement notre seconde hypothèse. Conformément à cette hypothèse, nous ne mettons pas en évidence d’effets des fréquences des cibles et des mots. Ce résultat était attendu dans la mesure où une partie de ces enfants provient de ceux testés dans le cadre de l’approche développementale au CP, dans laquelle nous n’avions pas mis en évidence de tels effets. En effet, compte tenu qu’il s’agit du début de l’apprentissage de la lecture, les enfants n’ont pas encore pu développer et stabiliser suffisamment bien des représentations orthographiques leur permettant un gain dans les temps de traitement pour les items fréquents.

Enfin, nous observons une interaction entre la structure des cibles, la structure des mots et la fréquence des cibles. En décomposant l’interaction en fonction de la fréquence des cibles, nous retrouvons ici partiellement les résultats escomptés. En effet, l’effet de compatibilité syllabique est effectivement retrouvé lors du traitement des cibles fréquentes, conformément à nos attentes mais l’effet de longueur en faveur des cibles CV n’est pas répliqué. Toutefois, en s’intéressant au graphique correspondant (Figure 30), nous pouvons, de manière strictement descriptive, voir une tendance à des traitements plus courts pour les cibles CV par rapport aux cibles CVC et ce, quelle que soit la structure initiale des mots. Cela reste compatible avec notre point de vue selon lequel les enfants en tout début d’apprentissage de la lecture sont déjà capables de s’appuyer sur des unités plus larges telles que la syllabe et que les traitements mis en œuvre sont différents et dépendants de la fréquence des cibles.

Concernant les résultats des enfants NLAC, nous confirmons notre prédiction selon laquelle nous devrions retrouver des patterns de réponses similaires à ceux des enfants de CM2, c’est-à-dire un effet de fréquence des cibles et des mots. Nous trouvons en effet que les enfants NLAC répondent plus vite lorsqu’il s’agit de cibles ou de mots fréquents par rapport à des cibles ou des mots peu fréquents. Par ailleurs, nous pouvons à nouveau montrer une interaction double entre la structure des cibles, la structure des mots et la fréquence des cibles. Décomposé en fonction de la fréquence des cibles, l’effet de compatibilité se manifeste aussi bien avec les cibles fréquentes que les cibles peu fréquentes, ce qui corrobore notre hypothèse et nos précédents résultats auprès des enfants de CM2.

Cet ensemble de résultats vient apporter trois éléments importants. D’une part, nous répliquons avec les enfants NLAL et NLAC des résultats déjà mis en relief dans l’approche développementale. Nous renforçons ainsi l’importance précoce de la syllabe dès le début de l’apprentissage de la lecture et l’importance de la fréquence de la syllabe comme facteur qui conditionne directement le type de procédure mis en œuvre. Nous voyons donc que la fréquence lexicale ne semble pas exercer d’influence directe sur le type de traitement effectué par les enfants ou, du moins, son rôle et son influence ne seraient que secondaires. Ainsi, nous fournissons des arguments supplémentaires, en ce sens que la fréquence de la syllabe n’agit pas comme inhibiteur sur les temps de réponse ou sur le recours à une procédure syllabique.

La différenciation des deux types de comportements – effet de compatibilité syllabique et effet de longueur de cible – en fonction de la fréquence des cibles, associée à des temps de réponse plus longs que les enfants NLAL ou NLAC, nous renvoie au fait que les enfants DYSL seraient capables de recourir à des procédures phonologiques, contrairement à ce que avancions. De même, nous observons que les patterns de résultats sont similaires entre enfants DYSL et enfants NLAL. Bien que les enfants DYSL mettent plus de temps pour exécuter la tâche que les enfants NLAC mais qu’ils soient plus performants que les enfants NLAL, cela nous conduit à défendre l’hypothèse d’un retard développemental plutôt que l’hypothèse d’une déviance (Casalis, 1995). Cette interprétation apparaît pourtant contradictoire avec ce qui est prôné dans la littérature puisque le retard développemental serait circonscrit aux cas de dyslexie de surface et la déviance, aux cas de dyslexie phonologique (pour plus de détails, voir Plaza, 2002). En résumé, nous pouvons conclure sur des résultats relativement surprenants concernant les enfants DYSL. Alors que la dyslexie est caractérisée par des troubles phonologiques massifs et récurrents (e.g., Snowling, 2001 ; Ramus, 2001) du processeur phonologique (Sprenger-Charolle et al., 1999), nos résultats minimisent ces déficits en montrant que les enfants DYSL ont un accès aux représentations phonologiques pour traiter le langage écrit. Cependant, le profil des réponses fournies rend compte d’un retard développemental dans la mise en place des stratégies de lecture. Cela nous amène à nous interroger sur les procédures d’acquisition de ces compétences phonologiques et sur la qualité de ces représentations. En effet, nous ignorons si les enfants DYSL contactent véritablement des unités infralexicales pour lire ou s’ils s’appuient sur des traitements compensatoires, similaires dans leurs manifestations à ceux des enfants normo-lecteurs, mais divergentes dans leurs fondements cognitifs. D’autre part, il est envisageable que cette tâche ait été appréhendée trop facilement par les enfants DYSL – ce qui se traduit par un taux d’erreurs faible (> 2.4%) – nécessitant alors de les confronter à des tâches qui sollicitent plus activement leurs compétences de lecture pour déterminer les aspects quantitatifs et qualitatifs de leurs traitements, apparemment, phonologiques.