3.6. Discussion

Avec cette dernière expérience, nous avons employé le paradigme des conjonctions illusoires pré-testé auprès d’adultes (cf. Chapitre 9, Partie 2.). Cette tâche a été administrée à des d’enfants dyslexiques développementaux appariés à des enfants normo-lecteurs de même âge chronologique et de même âge lexique. L’un des objectifs consistait à compléter les données des deux expériences précédentes en cherchant à valider le type de traitements (i.e., phonologique ou visuel) et le type d’unités utilisés (i.e., phonème ou syllabe) par des enfants dyslexiques développementaux en identification perceptive d’une lettre-cible à la frontière syllabique de pseudomots. Il s’agissait aussi d’évaluer la sensibilité des trois groupes d’enfants aux caractéristiques phonotactiques et acoustico-phonétiques aux frontières syllabiques dans l’utilisation des procédures de lecture. Enfin, l’étude visait à comparer et à confronter les traitements et les performances des trois groupes d’enfants.

Les comparaisons réalisées entre les deux conditions expérimentales, pour les trois groupes d’enfants, font apparaître une différence aussi bien sur les temps de réponse que sur les erreurs. Notre hypothèse selon laquelle nous devrions observer des différences dans les temps de traitement et dans le nombre d’erreurs est partiellement validée. Comme dans la tâche de reconnaissance bimodale audio-visuelle de pseudomots, les enfants NLAL sont plus lents que les enfants NLAC et DYSL pour répondre. Quant aux enfants NLAC, ils sont plus rapides que les enfants DYSL. À l’aide de cette tâche, nous parachevons la mise en évidence d’une différence dans les capacités de traitement, étroitement dépendantes des expériences avec l’écrit, de la maîtrise des règles CGP et de l’habileté motrice. Comme dans l’expérience précédente, les enfants DYSL se retrouvent dans un compromis précision-vitesse. En effet, les enfants NLAL commettent un plus grand nombre d’erreurs que les enfants NLAC et DYSL. En revanche, les enfants DYSL ne se différencient pas des enfants NLAC. Nous proposons dès lors la même explication que dans la discussion précédente. Les enfants DYSL auraient besoin d’un laps de temps supplémentaire pour réaliser leurs analyses – causé par des automatismes moins bien développés – mais bénéficieraient d’une plus grande marge de confiance dans leurs réponses, c’est pourquoi en termes de vitesse, les enfants DYSL ont une position intermédiaire entre les deux groupes d’enfants normo-lecteurs et en termes de précision, peuvent être aussi efficaces que les enfants les plus âgés.

Ensuite, nous commençons à dessiner avec plus de détails l’une de nos hypothèses renvoyant à de meilleures performances dans la condition ‘compatibilité syllabe-couleur’ par rapport à la condition ‘incompatibilité syllabe-couleur’. Globalement, tous groupes confondus, les temps de réponse et le nombre d’erreurs sont plus faibles en condition ‘compatibilité’ qu’en condition ‘incompatibilité’. En bref, les enfants commettent plus de conjonctions illusoires de préservation que de violation de la frontière syllabique. Ce résultat nous oriente sur la voie d’une segmentation et d’un regroupement des lettres en frontière syllabique, dans les pseudomots, qui s’appuieraient bien sur la syllabe. Cependant, cette hypothèse n’a été postulée que pour les enfants normo-lecteurs. Il s’avère donc nécessaire d’investiguer cet éventuel effet pour chaque groupe pris indépendamment.

De plus, indistinctement de la population d’enfants, l’assignation de la couleur à la lettre-cible est plus brièvement exécutée lorsqu’elle occupe la position d’attaque plutôt que la position de coda dans les pseudomots. A priori, nous ne disposons d’aucune hypothèse pour cet effet. Toutefois, force est de constater que ce résultat est semblable à celui mis en évidence chez les adultes avec ce même paradigme. Même chez les enfants, normo-lecteurs ou non, cette observation validerait l’hypothèse de Content et al. (2001a) selon laquelle l’attaque syllabique serait un point d’alignement pour la recherche lexicale. Comme nous l’avions suggéré, il faut être prudent avec cette interprétation puisque nous manipulons des pseudomots pour lesquels il n’existe aucune entrée lexicale. Nous proposons ici une nouvelle interprétation. En français, généralement, c’est la seconde syllabe qui porte l’accentuation. La régularité de cette accentuation pourrait devenir un facteur pertinent de segmentation, même dans des pseudomots qui possèdent toutes les caractéristiques de véritables mots, sauf leur statut lexical. La segmentation syllabique ne serait alors plus déclenchée par la coda de la première syllabe mais par l’attaque de la seconde syllabe. Enfin, l’analyse globale de la tâche met en relief une interaction entre la sonorité de la coda et la sonorité de l’attaque. Nous abordons à nouveau partiellement l’une de nos hypothèses : des temps de réponse plus courts lorsque le profil de sonorité à la frontière syllabique respecte les contraintes phonotactiques de la langue. Toutefois, cette hypothèse n’a été proposée que dans le cas de la condition ‘compatibilité’ et uniquement chez les enfants normo-lecteurs. Là encore, l’utilité d’analyser les données pour chaque groupe d’enfants et pour chaque condition expérimentale est indiscutable afin de statuer sur l’origine de ce pattern

Pour les enfants DYSL, la comparaison des deux conditions expérimentales invalide d’emblée l’une de nos hypothèses : la couleur de la lettre-cible est plus rapidement assignée dans le cas d’un recouvrement compatible entre la syllabe et la couleur que dans le cas d’une incompatibilité. Notre hypothèse soutenait la présence d’un déficit phonologique empêchant totalement ou partiellement l’utilisation d’une procédure phonologique a fortiori basée sur la syllabe. Cependant, la sensibilité à une segmentation syllabique ne paraît plus surprenante lorsqu’elle est ramenée aux données issues des deux précédentes expériences dans lesquelles nous avons systématiquement mis en évidence le recours à des unités syllabiques. L’interaction entre la sonorité de la coda et la sonorité de l’attaque nous fournit un renseignement supplémentaire qui va à l’encontre de l’une de nos autres hypothèses sur les enfants DYSL : la sonorité à la frontière syllabique est primordiale pour déterminer la couleur de la lettre-cible, indifféremment de la compatibilité ‘syllabe-couleur’, en faveur du profil idéal ‘coda sonore – attaque obstruente’. Ce résultat nous donne deux indications capitales : – les enfants DYSL sont sensibles à des indices acoustico-phonétiques et phonotactiques pour segmenter syllabiquement des pseudomots ; – la sonorité à la frontière syllabique prime sur l’information perceptive visuelle.

En nous intéressant à chacune des conditions expérimentales, aucun effet significatif n’est apparu dans la condition ‘incompatibilité’, ni sur les temps de réponse, ni sur le nombre d’erreurs. En revanche, dans la condition ‘compatibilité’, l’interaction entre la sonorité de la coda et la sonorité de l’attaque est significative. Un avantage en termes de temps de réponse est mis en exergue pour le profil de sonorité ‘coda sonore – attaque obstruente’. L’influence de ce profil auprès d’une population d’enfants souffrant de troubles de la lecture est une fois encore inattendue. Nous n’avions pas émis d’hypothèse sur le rôle de la sonorité. Au contraire, nous défendions l’absence d’une quelconque intervention de la sonorité comme facteur pouvant moduler le recours à une segmentation syllabique. Cependant, comme dans les deux expériences précédentes, ce profil inter-syllabique prototypique est impliqué de manière incontestable dans les traitements appliqués par les enfants DYSL. A la lumière de cette nouvelle preuve, il devient de plus en plus difficile de soutenir l’absence de traitements phonologiques basés sur la syllabe et l’insensibilité aux caractéristiques linguistiques du Français chez les enfants DYSL.

Les enfants NLAC présentent les mêmes patterns de réponse que les adultes. Conformément à nos hypothèses, ces enfants répondent plus rapidement dans la condition ‘compatibilité’ que dans la condition ‘incompatibilité’. Ils sont moins perturbés quand la couleur des segments n’interfère pas avec la segmentation syllabique naturelle, ce qui suggère que ces enfants se sont appuyés sur un découpage syllabique pour détecter et identifier la couleur de la lettre-cible. Ce résultat est consistant avec toutes les preuves empiriques mises en évidence au travers de nos autres expériences.

De manière comparable aux adultes, les codas sonores sont détectées plus brièvement que les codas obstruentes, les attaques obstruentes sont, pour leur part, traitées plus rapidement que les attaques sonores et enfin, les lettres-cibles se situant en position d’attaque sont identifiées plus vite que les lettres-cibles représentant une coda. Cet ensemble de résultats est en accord avec une partie des donnée statistiques du français : une plus grande proportion de codas en français sont sonores tandis qu’une plus grande part des attaques sont souvent de faible sonorité (e.g., Content et al., 1990 ; Wioland, 1985). Cela renforce directement les observations que nous faisons : plus une structure est fréquente et occurrente dans une langue, plus elle a de chances d’être identifiée convenablement et rapidement. L’explication relative à la prédominance des identifications des attaques sur les codas retient la même argumentation que celle développée ci-dessus : l’attaque jouerait un rôle principal non négligeable dans la segmentation en syllabes en ce sens que la seconde syllabe attire l’accentuation en français, bien que normalement non pertinente, fournissant ainsi un indice potentiel pour la détection d’une nouvelle syllabe.

Alors que la condition ‘incompatibilité’ ne procure aucun élément nouveau sur les comportements des enfants NLAC (i.e., aucun résultat significatif), la condition ‘compatibilité’ confirme les données obtenues lors de la comparaison des deux conditions expérimentales, c’est-à-dire des temps de réponse plus courts pour traiter les codas sonores, les attaques obstruentes et pour détecter les lettres-cibles en position d’attaque. L’interaction entre la sonorité de la coda et la sonorité de l’attaque révèle qu’en situation de compatibilité entre la couleur et la syllabification naturelle, les enfants NLAC sont plus performants pour détecter la lettre-cible dans le fameux profil de sonorité optimal ‘coda sonore – attaque obstruente’. S’il est maintenant clair que les arguments abondent dans la direction d’une utilisation d’un traitement phonologique grapho-syllabique pour traiter les pseudomots, il est aussi évident que celui-ci est conditionné ou, en tout cas, influencé sans commune mesure par les propriétés acoustico-phonétiques et le respect des règles phonotactiques au sein des clusters intervocaliques.

Enfin, les données recueillies auprès des enfants NLAL ne confirment aucune de nos prédictions. Chaque condition expérimentale considérée individuellement, aucun résultat n’est mis en évidence que ce soit avec la vitesse ou la précision des réponses. La seule information dégagée des analyses concerne une interaction entre le type de recouvrement et le type de détection concernant le nombre d’erreurs. Cet effet inattendu témoigne d’une plus grande facilité pour détecter les attaques par rapport aux codas en condition ‘compatibilité’, une plus grande précision pour traiter les codas par rapport aux attaques dans la condition ‘incompatibilité’ et enfin, pour traiter les attaques dans la condition ‘compatible’ par rapport à la condition ‘incompatible’. La détection d’une lettre-cible en position d’attaque semble monopoliser les traitements des enfants NLAL. L’importance de l’attaque est essentielle lorsque la couleur se calque parfaitement à la syllabification du pseudomot. Plus précisément, le rôle de l’attaque, même chez de jeunes enfants, occuperait à première vue une place primordiale en situation naturelle (i.e., par opposition à la situation non naturelle où la couleur et la syllabification ne sont pas compatibles). Cela se retrouve sur la différence existante entre la détection des attaques par rapport à la détection des codas dans la condition ‘compatibilité’. A contrario, l’importance des codas surpasse celle des attaques dans la condition ‘incompatibilité’.

En analogie avec les résultats obtenus auprès des autres populations d’enfants NLAL, il nous est possible de proposer que lorsqu’il y a un effet d’interférence entre l’assignation de la couleur et la syllabification naturelle, les plus jeunes enfants effectueraient un traitement sériel phonème par phonème. Le parasitage serait si gênant que les enfants NLAL ne pourraient pas se baser sur des unités syllabiques et devraient se contenter d’accéder à des représentations phonémiques traitées une à une. En résumé, les enfants NLAL seraient capables de recourir aux syllabes lorsque toutes les conditions sont réunies tandis que l’intervention d’une interférence perceptive aurait comme conséquence la nécessité de traiter plus séquentiellement les informations visuelles. Il s’agirait d’une faiblesse du système des représentations des enfants NLAL, encore trop peu expérimentés avec l’écrit et largement dépendants de certaines caractéristiques visuelles des mots et/ou pseudomots.