3. Traits linguistiques et syllabe chez l’adulte

Au travers de nos deux expériences conduites avec des adultes lecteurs experts (i.e., cf. Chapitre 9), nous sommes parvenus à mettre en évidence des similitudes dans deux tâches qui faisaient pourtant entrer en jeu des processus partiellement différents. En effet, nous avons constamment observé un effet incontournable de la sonorité aussi bien de la coda que de l’attaque. Une coda sonore (e.g., /l/) est mieux traitée qu’une coda obstruente (e.g., /t/) et une attaque obstruente est toujours mieux perçue qu’une attaque sonore. Ces résultats sont conformes avec les données linguistiques et statistiques du français qui comptabilisent une proportion plus élevée de consonnes sonores en position de coda et de consonnes obstruentes en position d’attaque (e.g., Blevins, 1995 ; Content et al., 1990).

Ensuite, nous avons constamment mis en évidence un meilleur traitement du profil de sonorité optimal à la frontière syllabique, à savoir le profil ‘coda sonore-attaque obstruente’ (e.g., ‘TO LP UDE’). Cette observation, commune aux deux tâches, expose clairement l’importance du respect d’une sonorité plus élevée en fin de première syllabe par rapport à une chute de la sonorité en début de seconde syllabe (e.g., Murray & Vennemann, 1983). Cette rupture dans la chaîne sonore serait envisagée comme un indice acoustico-phonétique fiable pour déclencher la segmentation. À l’instar de ce que Rapp (1992) ou Carreiras et al. (1993) avaient démontré, nous avons apportté des arguments supplémentaires pour conforter le fait que la chute de fréquence à la frontière syllabique ne peut être tenue comme principal indice de segmentation à la frontière syllabique. Cela correspond aux profils ‘coda sonore-attaque sonore’ (e.g., les segments ‘RL’ (159) et ‘LR’ (0)) et ‘coda sonore-attaque obstruente’ (e.g., les segments ‘TL’ (38) et ‘DL’ (12)) Nous pouvons également rajouter que cela ne semble pas non plus dépendre de la présence de segments très fréquents à la frontière syllabique (e.g., les segments ‘CT’(2723) ou ‘PT’ (1027)) puisqu’ils correspondent à un profil de sonorité (i.e., ‘coda obstruente-attaque obstruente’) qui n’est pas optimal. De plus, tous ces profils ne sont pas plus efficacement détectés dans nos expériences que le profil qualifié d’optimal par les linguistes et qui comporte pourtant des segments intervocaliques de fréquence moyenne (i.e., ‘LP’ (254) et ‘LD’ (118)). Nous pouvons donc conclure que si la fréquence influence d’une quelconque manière le mécanisme de segmentation, cela ne serait être que secondaire au profil de sonorité. D’ailleurs, le respect du profil de sonorité optimal semble résister aux effets d’interférence visuo-perceptive induits par les conjonctions illusoires ce qui place sans conteste la sonorité d’un cluster consonantique à la frontière syllabique comme un élément central du déclenchement de la syllabification.

Par ailleurs, nous avons démontré que l’attaque syllabique possède un poids plus important que la coda. La suppression de l’attaque pénalise les temps de traitements des adultes par rapport à la suppression d’une coda. À l’inverse, la présentation d’une attaque améliore significativement les temps de réponse comparativement à la présentation d’une coda, qu’il y ait ou non un phénomène de parasitage visuel comme avec les conjonctions illusoires. Si nous superposons ces deux constats, nous rejoignons l’une des conclusions tirées par Content et al. (2001a) selon laquelle le début d’une syllabe serait plus important dans la mesure où elle représenterait un point d’accès lexical. Nous ne pouvons que modérément adhérer à cette conclusion dans la mesure où nous n’avons utilisé que des pseudomots.

La prévalence de l’attaque sur la coda n’exclut pas l’implication d’un traitement phonologique grapho-syllabique chez l’adulte. Bien que nous défendions une meilleure détection de la suppression de l’attaque qui induit une resyllabification (e.g., ‘TO L.P UDE’ devient ‘TO .L UDE’), c’est la délétion de la coda (e.g., ‘TO L.P UDE’ devient ‘TO .P UDE) qui préserve la syllabification qui a été la mieux détectée. Pourtant, nous maintenons que la syllabe est une unité fonctionnelle en lecture. D’une part, la délétion d’une coda réduit la structure syllabique initiale à une structure universelle et optimale de type CV (e.g., Clements, 1990 ; Clements & Keyser, 1983). D’autre part, le fait que la suppression d’une coda sonore soit moins pénalisante qu’une coda obstruente provient très probablement d’un meilleur encodage d’une syllabe CVC dont la coda est sonore (e.g., ‘TOL’) car elle respecte un degré de cohésion plus élevé du fait de la proximité de sonorité d’une voyelle et d’une consonne sonore (cf. Selkirk, 1984). Ainsi, nous avons vu que la disparition d’une coda sonore n’affecte pas les traitements, uniquement lorsqu’elle était suivie d’une consonne obstruente – alors en position d’attaque de seconde syllabe – ce qui permettait de conserver l’optimalité du contact entre les deux syllabes. Enfin, l’amélioration des traitements consécutivement à la délétion d’une coda nous permet de faire référence aux travaux de Dumay et al. (2002a ; b) qui ont montré en perception de parole que l’alignement des frontières syllabiques était un facteur important des temps de détection et d’accès au lexique. Dans nos données, nous sommes dans le même contexte : la suppression d’une coda conserve l’alignement des frontières syllabiques compatibles pour la deuxième syllabe avec le début potentiel d’un mot (e.g., ‘TO.PUDE’) tandis que la suppression de l’attaque rompt l’alignement potentiel (e.g., ‘TOL.UDE’). L’attaque syllabique serait ainsi, même dans des traitements visuels comme la lecture, plus important que la coda syllabique. Cette conclusion nous permet de rejeter la nature séquentielle lettre-à-lettre proposée par le modèle DRC (Coltheart et al., 2001) pour traiter les pseudomots que nous aurions pu défendre. En effet, la délétion d’une coda intervient plus précocement que celle d’une attaque dans le traitement sériel proposé par Coltheart et al. (2001) (voir aussi Rastle & Coltheart, 1999). Nous préférons toutefois argumenter en faveur d’un traitement plus parallèle recherchant une syllabe pouvant constituer un début potentiel de mot tant les faits expérimentaux insistent sur le rôle de l’attaque (i.e., meilleure détection que la coda, suppression plus pénalisante que celle de la coda).

Nos données peuvent enfin être brièvement commentées dans le cadre des modèles connexionnistes de la lecture experte. Comme nous l’avons vu dans le cadre théorique, peu de modèles incorporent un niveau de représentations syllabiques et la plupart de ces modèles sont dédiés aux traitements de l’anglais pour laquelle la rime semble être plus pertinente notamment pour traiter la majeure partie des mots qui sont monosyllabiques. Néanmoins, l’apport constitué par une démonstration du rôle de la sonorité en frontière syllabique mais également de celui de la syllabe est compatible avec le modèle MTM de Ans et al. (1998) dans la mesure où celui-ci permet de traiter les pseudomots via une procédure analytique basée sur la syllabe qui s’enclenche lorsque la procédure globale échoue car elle ne parvient pas à trouver l’entrée orthographique dans le lexique. De manière semblable, le modèle CDP+ (Perry et al., 2007) pourrait expliquer nos résultats car il utilise un tampon graphémique ordonné sur le découpage syllabique. De plus, ce modèle est capable d’apprendre certaines règles phonotactiques qui seraient très certainement utiles pour simuler les effets de sonorité et de légalité phonotactique aux frontières syllabiques.