4. Traitements phonologiques et dyslexie

Dans l’évaluation du niveau des représentations phonologiques, nous avons constamment retrouvé un seuil de discrimination plus faible chez les enfants DYSL que chez les enfants NLAC. En revanche, les enfants DYSL se situent toujours à un niveau proche de celui des enfants NLAL. L’une des premières constantes que nous avons pu mettre en exergue concerne la systématicité de la lenteur des réponses des enfants DYSL aussi bien en comparaison des enfants NLAC mais aussi NLAL. Toutefois, bien que les enfants DYSL commettent toujours plus d’erreurs que les deux populations d’enfants normo-lecteurs, le déficit de précision est moins stable puisqu’il arrive que les enfants DYSL ne se différencient pas des performances des enfants NLAL. Nous pouvons toutefois conclure à la présence fréquente d’un double déficit précision-vitesse dans les réponses des enfants DYSL.

Comme les enfants NLAL et NLAC, les enfants DYSL présentent des sensibilités à certains facteurs linguistiques. En effet, tous les enfants traitent de manière préférentielle les sons occlusifs plutôt que les sons fricatifs. Cette donnée est conforme aux données développementales qui suggèrent que les consonnes occlusives font partie de l’inventaire des premières consonnes maîtrisées (e.g., Rondal, 1997). Le fait que les enfants DYSL soient également sensibles à cette composante indique qu’ils ont pu mettre en place des aptitudes qui suivent une trajectoire développementale en partie normale. Cependant, ils n’éprouvent qu’une sensibilité différenciée limitée entre les structures syllabiques et lorsque cela est le cas, ce n’est pas dans le sens d’un meilleur traitement des structures syllabiques simples et optimales contrairement aux enfants NLAL et NLAC. Mais d’ores et déjà, nous observons que les enfants DYSL ont pu structurer des connaissances orthographiques. En effet, comme les enfants normo-lecteurs, les enfants DYSL ont des traitements plus précis lorsque les items sont fréquents plutôt que peu fréquents. Nous avons proposé que les enfants DYSL ne disposent que d’un lexique orthographique moins compétitif et moins riche que celui d’enfants normo-lecteurs puisque sa construction dépend du développement d’habiletés phonologiques jusqu’alors déficitaires. Il se pourrait que ces enfants aient compensé certaines de leurs faiblesses dans les compétences phonologiques par des capacités accrues nées des contacts répétés avec l’écrit pour mettre en place un système de reconnaissance des régularités orthographiques des mots fréquemment rencontrés.

Le trait phonétique de voisement apparaît comme problématique de manière conséquente pour les enfants DYSL. Les enfants NLAL ne manifestent aucune différence pour traiter des paires de sons quelle que soit la variation appliquée au phonème initial. Les enfants NLAC commettent certes plus d’erreurs pour discriminer le voisement que le lieu articulatoire par exemple mais sont plus précis, globalement, que les enfants DYSL. Les enfants DYSL montrent une nouvelle fois que leur représentation du voisement est plus dégradée que la normale et qui pourrait éventuellement sous-tendre d’autres difficultés phonologiques mises en jeu par l’apprentissage des règles CGP.

En nous penchant plus particulièrement sur le rôle de la syllabe et des caractéristiques linguistiques en lecture silencieuse, nos trois autres tâches ont mis en évidence un phénomène indiscutable, partiellement différent de celui remarqué dans les deux tâches d’évaluation des représentations phonologiques : les enfants DYSL se situent à un niveau intermédiaire entre les enfants NLAC et NLAL dans la vitesse de leurs réponses. Si l’on s’intéresse au nombre d’erreurs, force est de constater que si les enfants DYSL en commettent davantage par rapport aux enfants NLAC, leur nombre est équivalent – au moins statistiquement – à celui des enfants NLAL.

Dans la tâche de détection visuelle de cible à l’initiale de mots, nous avons observé des patterns de réponse identiques à ceux d’enfants de CP et d’enfants NLAL : non seulement les enfants DYSL sont influencés par la fréquence syllabique dans l’utilisation de procédures de lecture différenciées, mais également dans la manifestation comportementale de ces procédures de lecture. En d’autres termes, lorsque les enfants DYSL doivent traiter des syllabes fréquentes, ils appliquent un traitement phonologique grapho-syllabique alors que pour traiter des syllabes peu fréquentes, ils s’appuient sur un traitement phonologique grapho-phonémique. De plus, contrairement aux enfants plus jeunes mais de manière semblable aux enfants NLAC, ils présentent une sensibilité aux fréquences syllabiques et lexicales. Parallèlement, les enfants NLAL et NLAC présentent les mêmes patterns que les enfants de CP et CM2. Cela n’est pas vraiment surprenant compte tenu que les enfants NLAL sont issus du groupe d’enfants de CP. Pour les enfants NLAC, bien que les patterns soient semblables à ceux d’enfants de CM2, l’effet de cibles CVC n’émergent pas. Une explication potentielle réside dans le nombre moins important de sujets. Il est aussi possible d’envisager que les propriétés acoustico-phonétiques de la coda d’une structure CVC n’est pas une propriété indispensable à tous les enfants en fin d’apprentissage de la lecture. Si nos résultats renforcent le rôle précoce et résistant de la syllabe et de la fréquence syllabique en lecture, nous montrons que les dyslexiques accèdent à des traitements phonologiques et peuvent recourir à un processus de recodage phonologique proche de celui développé par les enfants normo-lecteurs, c’est-à-dire à une procédure de recodage phonologique faisant appel à la syllabe.

Nous avons pu observer à l’aide de la tâche de reconnaissance bimodale audio-visuelle de pseudomots et d’identification perceptive que les enfants DYSL s’avèrent sensibles au profil optimal de sonorité en frontière syllabique, notamment lorsque les traitements portent sur des similitudes entre une forme visuelle encodée en mémoire et celle représentée subséquemment. Ainsi, les enfants DYSL sont sensibles dans la condition ‘identique’ de la tâche de reconnaissance bimodale audio-visuelle de pseudomots et dans la condition ‘compatibilité’ du paradigme des conjonctions illusoires au profil optimal de sonorité. Comme nous l’avons constaté, les performances des enfants DYSL ne sont dépendantes que de leurs temps de réponse et non du nombre d’erreurs. Il semble que les enfants DYSL soient capables d’encoder et de récupérer les représentations phonologiques en mémoire, surtout celles qui respectent les règles de formation idéales dans leur langue. Toutefois, ce n’est que les temps d’accès et de récupération qui pénaliseraient ces enfants, tout du moins lorsqu’il n’y a pas d’incongruence entre les formes encodées et celles représentées. En revanche, nous voyons bien que même dans une tâche extrêmement contraignante visuellement et attentionnellement (i.e., paradigme des conjonctions illusoires), les enfants parviennent à réaliser la tâche. Deux explications potentielles peuvent concourir. Les enfants testés ici ne présentent ni déficits visuels, ni déficits attentionnels, ce qui serait concordant avec les données de la littérature qui signalent une faible proportion d’enfants souffrant de tels déficits (Ramus, 2003). D’autre part, les déficits ne seraient peut-être pas dépendants de la pression temporelle et attentionnelle induite par la tâche comme l’ont suggéré Ramus et Szenkovits (2008) mais dépendraient des déficits des procédures et des automatismes de récupération.

Dans les populations d’enfants normo-lecteurs, nous trouvons des résultats contrastés. Chez les enfants NLAC, les patterns de résultats s’apparentent à ceux obtenus avec les adultes normo-lecteurs. Les enfants NLAC sont sensibles au contact syllabique optimal dans les deux expériences et détectent plus rapidement une attaque qu’une coda. De même, la délétion d’une coda est moins pénalisante que celle de l’attaque, ce qui renforce à nouveau d’une part l’importance de la sonorité en frontière syllabique et d’autre part le statut de l’attaque syllabique, comme ce que nous avons suggéré précédemment avec les adultes. Cependant, les enfants NLAL ne manifestent aucun comportement assimilable à des sensibilités particulières aux règles linguistiques qui régissent la formation des mots et comparable à ceux observables auprès des enfants DYSL, NLAC ou même des adultes. Ce dernier résultat est très révélateur. Il stipule que les jeunes enfants en début d’apprentissage de la lecture ne sont pas encore suffisamment familiarisés avec des régularités structurales de leur langue. Cela témoigne bien que c’est sous l’impulsion de l’apprentissage de la lecture que les enfants développeraient les habiletés nécessaires pour traiter plus efficacement les caractéristiques de leur langue. Cette interprétation est étayée par les patterns de résultats mis en relief avec les enfants DYSL qui eux sont sensibles à ces caractéristiques linguistiques. Cela découle très probablement de la plus longue expérience avec l’écrit qui leur a permis de structurer des connaissances plus fines même si elles demeurent apparemment plus difficiles d’accès que pour les enfants NLAC qui ont bénéficié d’une aussi longue expérience de l’écrit qu’eux.

En conclusion, nous pouvons proposer une analyse unifiée de nos résultats. La constance des troubles dans la vitesse de réponse des enfants DYSL par rapport aux autres groupes d’enfants normo-lecteurs seraient le reflet de difficultés à accéder aux procédures de traitement qui se seraient pourtant développées. Dans cette perspective là, et en référence à leurs patterns comportementaux fréquemment identiques à ceux des enfants NLAL et NLAC, nous pouvons nuancer la notion de représentations sous-spécifiées pour rejoindre la proposition de Ramus et Szenkovits (2008) selon laquelle les enfants DYSL auraient essentiellement des troubles d’accès aux représentations phonologiques. Toutefois, l’importance du nombre d’erreurs des enfants DYSL n’est pas à ignorer. Si la vitesse peut rendre compte de troubles d’accès aux représentations phonologiques et des défauts de mise en place et d’automatisation des procédures de traitement de l’écrit, le nombre d’erreurs pourrait caractériser une altération de certaines représentations phonologiques, notamment celles qui font appel à des capacités de discrimination très fines comme la discrimination du trait phonétique de voisement. Paradoxalement, les enfants DYSL sont sensibles au profil de sonorité optimal en frontières syllabiques qui requiert une capacité de discrimination acoustico-phonétique assez fine. Cependant, ils ne se comportent pas différemment lorsqu’une consonne est supprimée à la frontière syllabique. Cela nous engage à proposer que les enfants DYSL feraient plutôt appel à des connaissances – implicites – emmagasinées avec les expositions à l’écrit sur l’organisation internes des mots plutôt qu’à des capacités d’analyse sub-phonémique. Enfin, les données comportementales des enfants DYSL au travers des différentes tâches nous ont prouvés qu’ils ne sont pas systématiquement moins performants que les enfants NLAL. Au contraire, ils présentent à certaines reprises des comportements proches des enfants NLAL voire même proches des enfants NLAC. Ils sont notamment capables d’utiliser la médiation phonologique et d’accéder à des représentations phonologiques basées sur des unités syllabiques dont l’accès pourrait être amélioré par les connaissances sur l’organisation interne des mots et la fréquence syllabique. Cela nous amène à considérer les troubles des enfants DYSL comme consécutifs à un retard développemental plutôt qu’à une déviance.