1.1.2.1. L’acquisition de connaissances implicites

En langage comme en musique, de nombreuses études ont montré que les auditeurs acquièrent des connaissances des régularités structurelles par apprentissage implicite, c’est-à-dire par simple exposition passive à leur environnement sonore. Ce type d’apprentissage se fait sans que l’auditeur fasse l’effort conscient d’apprendre, et les connaissances acquises sont difficilement accessibles à la conscience ou exprimables verbalement (Seger, 1994). Un exemple d’apprentissage implicite est l’apprentissage de la langue maternelle. L’enfant acquiert le langage sans prendre de cours de grammaire, simplement par exposition au langage dans son environnement, et il n’est pas forcément capable de verbaliser les règles grammaticales qu’il utilise. De la même façon qu’un enfant apprend à parler par simple exposition à son environnement de langage, les auditeurs - même non musiciens - acquièrent des connaissances sur la théorie musicale de manière implicite, par simple exposition passive. Les non-musiciens sont incapables de verbaliser ces régularités structurelles apprises implicitement, mais la façon dont ils perçoivent la musique témoigne de leurs connaissances (Bigand & Poulin-Charronnat, 2006 ; Francès, 1958 ; Krumhansl, 1990).

Les mécanismes de ces phénomènes d’apprentissage implicite ont été étudiés en laboratoire en s’inspirant de l’apprentissage de grammaires artificielles (Reber, 1967, 1989). L’approche initiée par Reber consiste à créer une grammaire artificielle de lettres (Figure 1.1.5), à exposer des participants à des séquences générées à partir de cette grammaire, et à tester leur apprentissage des structures issues de cette grammaire. Dans une première phase, Reber (1967) a demandé aux participants d’apprendre 20 séries de lettres générées à partir de la grammaire. Puis il a informé les participants que les séries de lettres n’avaient pas été construites au hasard mais suivaient un ensemble de règles complexes. Dans une seconde phase, Reber a présenté de nouvelles séries de lettres qui respectaient - ou non - la grammaire, et a demandé aux participants de juger si chaque série était grammaticale ou non. Les participants jugeaient correctement les séries (69% de bonnes réponses alors que des performances au hasard seraient à 50%), et ce alors qu’ils étaient incapables de verbaliser les règles qu’ils utilisaient pour juger.

Figure 1.1.5. Exemple de grammaire artificielle. D’après Reber, 1967. La grammaire est définie par un ensemble d’états (E
Figure 1.1.5. Exemple de grammaire artificielle. D’après Reber, 1967. La grammaire est définie par un ensemble d’états (En) et de transitions entre ces états (flèches). Une production grammaticale est une suite de lettres obtenues en passant d’un état à l’autre en suivant les transitions autorisées (par exemple : « TPTS » est une production grammaticale, mais pas « TPXVS » car il n’y a pas de transition entre E1 et E3).

Une approche différente, mais qui rejoint l’étude de l’apprentissage implicite, a été développée ces dix dernières années par Saffran et al. (approche d’apprentissage statistique ; pour une comparaison des deux approches, cf. Perruchet & Pacton, 2006). Cette approche consiste à faire écouter une longue séquence continue d’un langage artificiel, et à tester la capacité des auditeurs à segmenter cette séquence de syllabes en mots artificiels sur la base de régularités statistiques (les frontières entre mots étant caractérisées par des enchaînements de syllabes moins probables que les enchaînements de syllabes au sein des mots). Saffran, Aslin, et Newport (1996) ont fait écouter à des bébés de 8 mois une séquence de deux minutes d’un langage artificiel (bidakupadotigolabubidaku…), puis ils ont mesuré la capacité des bébés à discriminer des mots artificiels, tirés de la séquence de langage, de non-mots constitués des mêmes syllabes que les mots artificiels mais dans un ordre différent. Les bébés étaient à même de discriminer mots et non-mots, ce qui souligne la capacité du cerveau à extraire les régularités structurelles de son environnement par simple exposition. Saffran, Johnson, Aslin et Newport (1999) ont étendu cette approche à un langage artificiel de notes : ils ont ainsi pu montrer que l’apprentissage de régularités statistiques n’est pas limité au langage mais est observable expérimentalement avec des séquences de sons musicaux. L’apprentissage implicite n’est pas non plus limité à des dimensions acoustiques effectivement soumise à des régularités grammaticales dans notre environnement sonore (lettres et phonèmes en langage, hauteur en musique). Par exemple, un apprentissage implicite a été observé avec une grammaire artificielle de timbres (Tillmann & McAdams, 2004).