1.1.2.2. L’influence des connaissances implicites : effets de contexte

La capacité des auditeurs à apprendre implicitement les régularités structurelles de systèmes sonores complexes rend possible la perception d’une succession de phonèmes comme une séquence de langage signifiante, et la perception d’une succession de notes comme une musique cohérente et plaisante. Un phonème, ou une note, n’est généralement pas perçu isolément, mais est intégré au contexte crée par les phonèmes (ou les notes) précédents. Exposés à un contexte sonore (flux de parole ou de notes), les auditeurs développent, pour les événements sonores futurs, des attentes perceptives. Ces attentes influencent le traitement des événements sonores ; on parle d’effet de contexte.

Étudier les effets de contexte permet d’étudier les connaissances des auditeurs et les attentes perceptives qu’elles entraînent. Une méthode qui a été très utilisée pour l’étude de ces effets de contexte est le paradigme d’amorçage. Le paradigme d’amorçage est une méthode d’investigation indirecte, proposée par Meyer et Schvaneveldt (1971), qui permet d’étudier l’influence des attentes perceptives sur la vitesse et la précision de traitement d’un événement. L’amorçage a beaucoup été utilisé en psycholinguistique, notamment pour étudier l’influence d’une relation acoustique (e.g., répétition), sémantique ou syntaxique entre un mot amorce et un mot cible sur le traitement du mot cible. L’originalité de ce paradigme est que les participants ne jugent pas explicitement la relation entre l’amorce et la cible mais effectuent une tâche portant sur une autre caractéristique de la cible que celle étudiée. Une tâche souvent utilisée est la tâche de décision lexicale : le mot cible est modifié dans 50% des cas par remplacement d’une lettre et les participants doivent décider si la cible est un mot ou un non-mot (e.g., tigre ou tugre). On observe que la tâche est effectuée plus correctement et plus rapidement lorsque le mot cible et le mot amorce sont reliés que lorsqu’ils ne sont pas reliés : on dit que l’amorce facilite le traitement de la cible lorsqu’elle lui est reliée. Par exemple, pour la relation sémantique, on observe une facilitation de traitement de la cible (e.g., beurre) lorsqu’elle est précédée par un mot amorce qui lui est sémantiquement relié (e.g., pain), par rapport au traitement de cette même cible précédée d’un mot amorce non relié (e.g., infirmière) (Meyer & Schvaneveldt, 1971 ; Meyer, Schvaneveldt, & Ruddy, 1972).

Figure 1.1.6. Exemples de situations d’amorçage.
Figure 1.1.6. Exemples de situations d’amorçage. A. Amorçage sémantique : le traitement du mot cible est facilité lorsqu’il est précédé d’un contexte amorce sémantiquement relié. B. Amorçage tonal harmonique (d’après Bigand & Pineau, 1997) : le traitement de l’accord cible est facilité lorsqu’il est précédé d’un contexte amorce tonalement relié.

Le paradigme d’amorçage a été adapté à l’étude de la cognition musicale par Bharucha et Stoeckig (1986, 1987), puis a été beaucoup développé par Bigand et al. (cf. Tillmann, 2005 pour une revue, et Tillmann, Hoch, & Marmel, soumis, pour une revue comparative de l’amorçage en langage et en musique). Bharucha et Stoeckig ont manipulé la relation de distance entre deux accords ; les deux accords étaient soit proches soit distants sur le cercle des quintes (cf. 1.2.1.1). Une dissonance était introduite dans 50% des accords cible, et les participants devaient juger si l’accord cible était consonant ou dissonant. Les participants jugeaient plus correctement et plus rapidement les accords cibles consonants lorsqu’ils étaient plus proches de l’accord amorce sur le cercle des quintes. Ceci indique que les auditeurs développent des attentes perceptives locales (d’un accord au suivant) conformes aux régularités du système tonal. L’amorçage musical a ensuite été étendu à des contextes amorce longs (séquences d’accords), en manipulant la fonction tonale de l’accord cible dans la tonalité globale du contexte amorce (Bigand & Pineau, 1997), et en diversifiant les tâches expérimentales (tâche de discrimination de timbres : Tillmann, Bigand, Escoffier, & Lalitte, 2006 ; d’identification de phonèmes : Bigand, Tillmann, Poulin, D’Adamo, & Madurell, 2001). Les études d’amorçage ont montré que les auditeurs, musiciens comme non-musiciens, développent des attentes qui influencent le traitement cognitif des événements musicaux en contexte  : le traitement d’un événement qui respecte les régularités grammaticales de la musique tonale est facilité par rapport à un événement moins conforme à ces régularités grammaticales.

L’intérêt principal de l’amorçage réside dans le fait que c’est une méthode indirecte, utilisant de tâches comportementales implicites. Les méthodes indirectes sont notamment très utiles pour étudier la perception de novices (e.g., enfants) et de patients atteints de certains troubles neurologiques. Par exemple l’amorçage a pu mettre en évidence des connaissances sémantiques implicites chez un patient aphasique qui présentait des troubles de traitement de l’information sémantique (Mimura, Goodglass, & Milberg, 1996). Chez un patient prosopagnosique incapable de reconnaître les visages, la familiarité de visages amorçait le traitement de mots (Young, Hellawell, & DeHaan, 1988). L’intérêt d’une méthode indirecte ne se limite pas à l’étude de cas cliniques : l’amorçage est particulièrement utile pour l’étude de la cognition musicale car la majorité des auditeurs n’ont aucune connaissance formelle des régularités structurelles de la musique, ce qui limite le nombre de tâches explicites utilisables. L’approche implicite de l’amorçage a notamment permis de mettre en évidence des connaissances de la syntaxe musicale chez de jeunes enfants (Schellenberg, Bigand, Poulin, Garnier, & Stevens, 2005), chez des auditeurs non-musiciens (Tillmann, 2005 ; Bigand & Poulin-Charronnat, 2006), et chez des patients amusiques (i.e., des personnes qui ont une perception déficiente de la musique spécifiquement, sans que cela soit associé à d’autres problèmes cognitifs) (Tillmann, Peretz, Bigand & Gosselin, 2007).

Le paradigme d’amorçage est au centre de ce travail de thèse : la première étape de cette thèse a été d’adapter le paradigme d’amorçage à des séquences mélodiques (Chapitre 2). Cette adaptation nous a permis de contrôler plus fortement les attentes perceptives autres qu’entraînées par les connaissances tonales des auditeurs (par exemple, des attentes perceptives entraînées par la répétition de notes, ou par un patron d’intervalles demandant une résolution précise). Adapter l’amorçage à des séquences mélodiques facilitait l’étude spécifique de l’influence des connaissances tonales des auditeurs (Etude I). Ce paradigme nous a aussi permis d’étudier la finesse des connaissances tonales des auditeurs (Etude II). Par ailleurs, l’utilisation de mélodies rendait plus simple la manipulation de la hauteur des notes, et nous a permis d’étudier l’influence des connaissances implicites tonales sur la perception de la hauteur (Chapitre 3). Avant de détailler ces études, il est temps d’expliciter l’organisation de la musique occidentale et de préciser quelles sont les régularités structurelles susceptibles d’être apprises implicitement par l’auditeur.