1.2.1.2. Organisation tonale et régularités statistiques

L’organisation tonale entraîne des régularités structurelles. Ces régularités correspondent à des régularités statistiques au niveau des accords, des notes, et des harmoniques composant les sons musicaux. Par exemple, une pièce de musique dans une tonalité donnée contient beaucoup plus de notes et d’accords diatoniques que de notes et d’accords n’appartenant pas à la tonalité. Au sein d’une tonalité, la hiérarchie tonale entre notes et entre accords est reflétée dans les statistiques d’occurrence de ces éléments. Budge (1943) a comptabilisé les fréquences d’occurrences des différents types d’accords dans un corpus de pièces musicales du 18e et 19e siècles (environ 66000 accords en tout) et a trouvé que les accords de tonique et de dominante sont nettement plus fréquents que les autres (environ 60% à eux deux). Youngblood (1958) et Knopoff et Hutchinson (1983) (rapporté par Krumhansl, 1990) ont comptabilisé les différentes classes de notes dans des pièces musicales de Schubert, Mendelssohn, Schumann, Mozart, Hasse, et Richard Strauss (25000 notes en tout) ; la dominante, la tonique, et la médiante sont les notes les plus fréquentes (résultat confirmé par Aarden, 2003). Les régularités structurelles de la musique tonale se manifestent aussi dans les statistiques concernant les enchaînements de notes ou d’accords. Une des structures de base de la musique tonale est la progression harmonique I-IV-V-I (où les chiffres romains indiquent les degrés correspondants), ce qui se traduit par une association fréquente de ces accords dans les pièces de musique (Piston, 1978). En ce qui concerne les notes, Huron (2006) rapporte, par une analyse statistique des enchaînements de notes dans un corpus de chansons traditionnelles allemandes, que la note sensible (7ème degré de la gamme) est nettement plus souvent suivie de la tonique (1er degré de la gamme) que des autres notes. Ces comptages montrent que la structure hiérarchique du système tonal se retrouve dans les fréquences d’occurrence et de co-occurrence des événements musicaux. Enfin, les régularités structurelles de la musique tonale concordent avec des régularités statistiques au niveau des harmoniques des sons musicaux. Par exemple, les relations harmoniques entre deux accords successifs peuvent être prédits par le nombre d’harmoniques (réelles et virtuelles) communes à ces deux accords (pitch commonality, Parncutt, 1989). Des enchaînements harmoniques conventionnels présentent souvent un fort recouvrement des harmoniques. La succession d’un accord de Sol Majeur (sol, si, ) et d’un accord de Do Majeur (do, mi, sol ; la succession de ces deux accords réalise la progression V-I) donnerait lieu à un sentiment de forte progression parce que, non seulement ils partagent la note sol, mais en plus les harmoniques correspondant aux fréquences fondamentales de do et mi sont réalisées dans l’accord de Do majeur.

L’exposition des auditeurs occidentaux à la musique tonale entraîne l’internalisation des régularités statistiques par apprentissage implicite (Francès, 1958; Krumhansl, 1990). L’internalisation, passive, de ces régularités conduit à l’élaboration de connaissances implicites sur les régularités du système tonal ; la structure du système tonal est ainsi apprise implicitement et les connaissances implicites des auditeurs influencent leur perception de la musique. Toutefois, la convergence entre les propriétés acoustiques des pièces musicales et les régularités structurelles du système tonal pose problème pour l’étude de l’influence des connaissances implicites des auditeurs. Un matériel très contrôlé acoustiquement est nécessaire pour démêler les attentes perceptives ascendantes, dues aux propriétés acoustiques des pièces musicales, des attentes perceptives descendantes, dues aux connaissances implicites des auditeurs. La partie suivante présentera quelques études montrant que les régularités du système tonal influencent la perception des auditeurs, sans prendre en compte le problème du contrôle des propriétés acoustiques des pièces musicales. Des études qui ont tenté de démêler attentes ascendantes et attentes descendantes seront présentées au 1.3.1. Les études expérimentales de ce travail de thèse mettront en valeur l’influence des attentes descendantes en contrôlant les stimuli musicaux utilisés, de façon à minimiser l’influence des attentes ascendantes.