Hiérarchie tonale au niveau des notes

Les premiers travaux étudiant l’importance du contexte dans la perception musicale avec des problématiques semblables à celles des sciences cognitives (par exemple : les effets de l’acculturation tonale sur les représentations musicales, sur les processus de mémoire, le rôle de l’attention dans la perception musicale) ont été menés par Robert Francès et sont regroupés dans son ouvrage « La perception de la musique » (1958). Cet ouvrage regroupe une série d’expériences qui montrent que les auditeurs musiciens comme non-musiciens perçoivent les sons musicaux de manière déterminée par leur environnement culturel. Notamment, Francès a montré que la tolérance des auditeurs pour des petites erreurs de justesse dépendait des fonctions mélodiques et harmoniques des notes en contexte (Expérience 2, p.67). Ceci indique l’existence de représentations implicites de l’harmonie chez les auditeurs qui influencent leur perception. Francès a également montré que la capacité des auditeurs à détecter un changement de note lors de la répétition immédiate d’une mélodie est meilleure lorsque la mélodie est tonale que lorsqu’elle est atonale (Expérience 3, p.79). Ceci indique l’existence d’une acculturation tonale des auditeurs. Une seule note suffit à évoquer un cadre tonal : lorsque des participants devaient élaborer une mélodie à partir d’une note isolée donnée par l’expérimentateur, la note isolée était presque toujours traitée comme appartenant à l’accord de tonique de la mélodie élaborée (Expérience 4, p.93). Bien que les travaux de Francès souffrent globalement d’une méthodologie un peu brouillonne (manipulations expérimentales pas toujours très bien définies, manque de contrôle du matériel expérimental), ils ont été (et sont toujours) une source d’inspiration. Ils ont notamment ouvert la voie à de nombreuses autres recherches qui ont confirmé l’importance des effets de contexte sur la perception musicale.

L’influence de la hiérarchie tonale sur la perception des notes a été étudiée plus précisément avec des tâches de jugements d’achèvement ou de concordance (Boltz, 1989a ; Krumhansl & Kessler, 1982). Il s’agit d’une tâche subjective, où les participants doivent juger sur une échelle graduée en combien la dernière note d’une séquence complète ou bien concorde avec le reste de la mélodie. L’intérêt d’une telle tâche subjective est qu’elle ne demande aucune connaissance musicale explicite : on peut donc la proposer aussi bien à des musiciens qu’à des non-musiciens. Un exemple de jugement d’achèvement est l’étude de Boltz (1989a). Cette étude faisait écouter à des participants des mélodies de chansons traditionnelles, en manipulant leur fin de sorte que les deux dernières notes réalisaient six progressions différentes, plus ou moins conventionnelles dans le système tonal (de la plus conventionnelle à la moins conventionnelle : 7e degré –> 1e degré, 2e degré -> 1er degré, 1er degré -> 5e degré, 1er degré -> 4e degré, 1er degré -> 2e degré, 1er degré -> 7e degré). Les participants (musiciens et non-musiciens) jugeaient le degré d’achèvement ressenti des mélodies sur une échelle de 1 (le plus achevé) à 10 (le moins achevé). Les résultats ont montré que les jugements des participants suivaient la plus ou moins grande conformité des progressions aux régularités du système tonal.

Les tâches de jugement d’achèvement ont aussi été beaucoup utilisées par Krumhansl dans sa « méthode de la note sonde » (probe-tone method). Introduite par Krumhansl et Shepard (1979), cette méthode consiste à faire écouter à des participants une séquence musicale incomplète suivie de plusieurs notes ou accords dits « sondes », et les participants doivent juger sur une échelle le degré d’achèvement que chaque note ou accord sonde procure à la séquence. En utilisant cette méthode avec une gamme incomplète de Do Majeur (où il manquait le do final qui complète la gamme) et les 12 notes chromatiques comme notes sondes, Krumhansl et Shepard ont montré que le degré de complétion procuré par chacune de ces notes sondes était fonction de la distance dans la hiérarchie tonale entre la note sonde et la tonique de la gamme (dans cet exemple, Do). Ce résultat a été étendu par Krumhansl et Kessler (1982), qui ont utilisé comme contextes des cadences parfaites et des accords isolés en plus de gammes complètes. Différentes tonalités étaient utilisées pour les contextes, en majeur et en mineur. La présentation de chacun de ces contextes était suivie de la présentation des 12 notes chromatiques (notes sondes) et les participants jugeaient la concordance entre chaque note sonde et le contexte musical présenté juste avant. L’utilisation de contextes différents permettait de montrer que les jugements obtenus par Krumhansl et Shepard n’étaient pas spécifiques des stimuli utilisés, mais étaient plus vraisemblablement liés à l’extraction par les participants de la tonalité des stimuli. Les jugements obtenus par Krumhansl et Kessler suivent un profil entre notes qui suit la hiérarchie tonale (Figure 1.2.2) : La hiérarchie des attentes perceptives des auditeurs était donc en accord avec la hiérarchie prédite par la théorie tonale.

Figure 1.2.2. Jugements de concordance obtenus par Krumhansl et Kessler (1982) pour la tonalité de Do Majeur (
Figure 1.2.2. Jugements de concordance obtenus par Krumhansl et Kessler (1982) pour la tonalité de Do Majeur (A.) et Do mineur (B.). D’après Krumhansl, 1990, Fig.2.3.

Une autre tâche de jugements subjectifs utilisée par Krumhansl (1979, Expérience 1) est la tâche de jugement de similarité. Dans cette tâche, les auditeurs écoutaient des paires de note présentées à la fin d’un contexte et ils devaient juger sur une échelle graduée la similarité de ces deux notes. Une asymétrie contextuelle de la perception des notes a été mise en évidence : Dans un contexte tonal donné (par exemple, Do Majeur), deux notes étaient jugées plus similaires si la deuxième note était la plus stable (par exemple, ré# - do) que l’inverse. Cette asymétrie souligne que les auditeurs sont sensibles aux différents rôles fonctionnels des notes d’une tonalité.

L’asymétrie contextuelle dans la perception des notes a également été observée par Krumhansl (1979, Expériences 2 et 3) dans une tâche de reconnaissance en mémoire (recognition memory). Dans cette tâche, les auditeurs devaient mémoriser une première note (note « standard ») puis, après intervention d’une courte séquence mélodique, la comparer à une deuxième note (note « test »). Les résultats montrent qu’une note « standard » non-diatonique est plus souvent confondue avec une note diatonique « test » que l’inverse. Ceci indique que les notes plus importantes dans la hiérarchie tonale sont plus stables en mémoire. Des données indiquant l’existence d’une représentation mentale de la tonalité en mémoire ont également été apportées par Dewar, Cuddy, et Mewhort (1977). Ces auteurs ont fait écouter à des participants des séquences tonales ou atonales de sept notes suivies d’une paire de notes dont une seule seulement faisait partie de la séquence présentée précédemment, et les participants devaient juger laquelle des deux notes avait déjà été entendue. Les performances des participants étaient meilleures pour les séquences tonales que pour les séquences atonales.