1.2.3.2. Représentation des connaissances tonales : TPST et MUSACT

La théorie de l’espace tonal (TPST)

Les « conditions de stabilité » de la TGMT, qui représentent les connaissances tonales des auditeurs, ont été développées par Lerdahl (1988, 2001) dans sa théorie de l’espace tonal (Tonal Pitch Space Theory, abrégée en TPST dans la suite). L’apport de la TPST a été de proposer une quantification des « conditions de stabilité » utilisées dans la TGMT, ce qui a permis de quantifier les prolongations (la TGMT ne distinguant qu’entre prolongation « faible » et « forte »). Cette quantification s’appuie sur un modèle formel de la tension tonale crée par les événements d’une pièce musicale : La tension tonale d’un événement est la somme des distances, dans l’espace tonal, entre cet événement et les événements auxquels il est subordonné (directement et indirectement) dans la hiérarchie obtenue après réduction par prolongation. Les distances calculées reflètent les différences de stabilité observées dans la hiérarchie tonale ; la TPST peut être considérée comme une représentation idéalisée des connaissances qu’ont les auditeurs de la hiérarchie tonale (Bigand, 2003).

La TPST divise l’espace tonal en trois sous-espaces correspondant respectivement à un espace des notes (espace de base), un espace des accords, et un espace des tonalités. L’espace de base est constitué des 12 notes de la gamme chromatique (Figure 1.2.8). Il permet de représenter les accords en fonction des notes qui les composent et de calculer la distance entre deux accords à l’intérieur d’une même tonalité. L’espace de base est divisé en cinq niveaux imbriqués (cette imbrication reflétant la hiérarchie tonale des différentes notes) : le niveau de la fondamentale, le niveau de la quinte, le niveau triadique, le niveau diatonique, et le niveau chromatique. Dans cet espace, un accord est représenté dans une tonalité donnée en sélectionnant 7 notes diatoniques parmi les 12 notes du niveau chromatique (i.e., choix de la tonalité), puis en sélectionnant, au niveau triadique, 3 notes parmi les 7 du niveau diatonique (i.e., choix de l’accord). La hiérarchie des notes de l’accord est représentée en sélectionnant, au niveau des quintes, les deux notes du niveau triadique qui sont la fondamentale et la quinte de l’accord, puis en sélectionnant, au niveau des fondamentales, la note du niveau des quintes qui est la fondamentale de l’accord. La fondamentale de l’accord est donc représentée dans les cinq niveaux, alors que la tierce n’est représentée que dans trois niveaux (triadique, diatonique, et chromatique), et les notes de la tonalité étrangère à l’accord représenté dans deux niveaux (diatonique et chromatique).

1.2.8. Espace de base pour l’accord de tonique (I :
1.2.8. Espace de base pour l’accord de tonique (I : do-mi-sol) en Do Majeur. Les chiffres codent des noms de notes (do = 0 ; do# = 1, ré = 2, …). D’après Lerdahl et Krumhansl, 2007.

La TPST permet de calculer la distance entre deux accords à partir des représentations des accords dans l’espace de base et du cercle des quintes (cf. plus bas pour le mode de calcul des distances inter-accords). En plus de l’espace de base, la TPST décrit deux autres sous-espaces : l’espace des accords, qui représente les différents accords d’une tonalité ainsi que les distances inter-accords, et l’espace des tonalités, qui représente les distances entre les différentes tonalités. La séparation entre un espace des accords et un espace des tonalités permet d’obtenir des distances différentes entre deux accords suivant qu’ils sont ou non dans la même tonalité, ce qui est une manière de prendre en compte le contexte tonal des accords. Par exemple, la distance entre les accords de Do et de Sol Majeur vaut 5 s’ils sont tous les deux dans un contexte de Do Majeur, mais elle vaut 7 si ces accords sont tous deux des accords de tonique (i.e., distance entre l’accord de Do dans un contexte de Do Majeur et l’accord de Sol dans un contexte de Sol Majeur).

La représentation en 3 sous-espaces permet à la TPST d’obtenir une formule simple pour calculer les distances entre accords. La distance entre deux accords est la somme de trois indices : le nombre de différences entre les représentations des deux accords dans l’espace de base, la distance entre les deux accords sur le cercle diatonique des quintes (i.e., le cercle des quintes où seuls les degrés diatoniques sont représentés), et la distance sur le cercle des quintes entre les deux tonalités auxquelles les accords appartiennent. Deux exemples de calculs de distance sont donnés Figure 1.2.9.

Figure 1.2.9. Exemples de calculs de distance inter-accords. Les deux exemples montrent la distance entre les accords de
Figure 1.2.9. Exemples de calculs de distance inter-accords. Les deux exemples montrent la distance entre les accords de Do Majeur et de Sol Majeur dans la tonalité de Do Majeur (A.), et la distance entre ces deux mêmes accords quand on passe de la tonalité de Do Majeur à celle de Sol Majeur (B). Les différences de notes entre les représentations des deux accords dans l’espace de base sont en italiques et soulignées. D’après Lerdahl et Krumhansl, 2007.

En calculant la distance entre deux événements d’une pièce musicale, la TPST offre une représentation de l’écoute musicale en termes de chemins à parcourir entre les événements musicaux. Les auditeurs suivent le parcours tonal de la musique via leurs connaissances de la hiérarchie tonale, et ces connaissances leur permettent de ressentir les patrons de tension/détente crées par les distances tonales longues ou courtes entre événements musicaux. Bigand (2003) a proposé une visualisation intuitive du parcours tonal suivi par les auditeurs pendant l’écoute d’une pièce de musique ( http://www.u-bourgogne.fr/LEAD/people/bigand/chop063.htm ).

Une critique possible de la TPST est que les calculs de distances reposent sur une représentation complexe et très formalisée de la théorie musicale, ce qui la rend assez peu plausible d’un point de vue cognitif. Une autre critique est qu’elle présente un état figé des connaissances tonales, mais ne propose pas d’explication concernant le développement de ces connaissances. Le paragraphe suivant présente un modèle connexionniste des connaissances tonales, MUSACT, qui simule aussi bien le développement de ces connaissances que leur état fini.